Castoriadis – L’imagination du vivant

L’originalité principale que Castoriadis attribut lui-même à sa philosophie consiste en sa conceptualisation de l’imagination comme « imagination première », par opposition à l’imagination seconde, celle dont il est communément question et à laquelle nous réduisons généralement l’imaginaire : l’imagination comme faculté de se souvenir ou de fabuler, imagination simplement imitative, « reproductive et/ou combinatoire »1. L’imagination première, que Castoriadis pose comme inhérente ou essentielle au vivant, dépasse selon lui de loin la capacité de représentation à posteriori dont la philosophie « héritée » traitait lorsqu’elle usait du terme, et renvoie à un champ de réflexion bien plus large, concernant les théories de la perception, le mode d’être du vivant, et, en ce qui concerne spécifiquement l’homme, le conduit à une conception particulière du sujet, de la liberté, et, in extenso, de la société et de la démocratie… Pour autant, Castoriadis ne prétend pas à l’absence d’écrits proposant une conception de l’imagination proche ou lui ayant permis d’élaborer la sienne, et au contraire, explore et puise dans l’héritage de la philosophie, d’Aristote à Merleau-Ponty, en passant par Kant, Freud et Heidegger2, les approches qui ont à ses yeux perçu mais ne se sont pas confrontées suffisamment à ce problème de l’imagination comme faculté de création…

L’imagination est comprise par Castoriadis comme ce qui vient avant même la distinction que l’on établie traditionnellement entre le Réel et l’imaginaire (« second »), et cela parce qu’il conçoit l’imagination comme ce qui permet à tout être vivant de se créer un « monde propre », de créer les formes et les autres sensations qui composent son monde. La création d’un monde  « pour-soi » par l’imagination est ainsi une caractéristique essentielle du vivant, et est posée comme ce qui distingue l’ordre biologique de l’ordre strictement physique. Et si Castoriadis parle de création de l’imagination, c’est tout d’abord dans la mesure ou les perceptions des vivants ne peuvent être à ses yeux réduites de façon cohérente à un simple décalque, une pure représentation du “monde réel” ou “extérieur”, mais doivent toujours correspondre à une transformation visant à donner une forme et un sens à ce qui intrinsèquement n’en possède pas3, mais qui pour l’étant considéré a un caractère vital puisque lui permettant de se mouvoir4 en fonction de son environnement. Dans cette perspective, Castoriadis définit le vivant comme « automate », au sens étymologique de « ce qui se meut par soi-même », ou encore comme ce qui s’autodéfinit : ce qui « établi dans le monde physique un système de partitions qui ne vaut que pour lui »5, et cela à plusieurs niveaux.

Premièrement, le vivant crée son propre système de perceptions comme simples sensations : ainsi il n’y a pas, dans la nature, ni  « de couleurs ni d’odeurs, ni de goûts ni de sons »6, ni même d’équivalent strict dans le “Réel extérieur”. S’il y a effectivement dans le monde physique des vibrations et éléments à partir desquels certains vivants peuvent créer couleurs et sons, il s’agit bien pour Castoriadis de création ; non pas qu’il soit impossible d’étudier l’aspect mécanico-biologique de ces phénomènes perceptifs, mais que ceux-ci ne peuvent être réduit de façon cohérente aux déterminations causales de l’ordre physique, pour lequel il ne peut y avoir d’activité finalisée, pas plus qu’il n’y a d’information7… Là où le monde impose une phénoménalité X, le vivant crée une information, une représentation qui ne vaut en tant que telle que pour lui.

En second lieu, l’automate, c’est-à-dire le vivant, sélectionne parmi ses sensations (qui ne sont donc pas à proprement parler de simples « impressions sensorielles »8) celles qui seront pour lui pertinentes à un moment et dans une situation donnée. Par conséquent, corrélativement à la mise en forme du monde il y a création de sens, de « significations opérationnelles », d’affects et d’intentionnalités9. Autrement dit, la représentation du monde est accompagnée d’une « mise en relation » et d’une « mise en sens » induites par la sélection et l’organisation impliquées dans toutes formations “d’images” du “réel”10, qui vont ensuite déterminer les comportements du vivant, (à l’exception, et dans une certaine mesure, de l’homme, dont nous aborderons la spécificité ensuite…).

L’imagination ainsi envisagée est donc première au sens fort : elle est à l’origine des perceptions en tant qu’elle crée des sensations à partir de simples « chocs »11, et le fait de telle façon qu’elles ne soient pas uniquement des sensations, en tant que telles insignifiantes, mais aussi des « informations » (minimalement : “bon”/“mauvais”, “attirance”/“répulsion”). Elle est « présentation »plutôt que re-présentation du monde12. En ce sens, l’imagination est tout d’abord sensorielle ou corporelle, mais elle ne correspond pas pour autant à une attitude passive, puisqu’elle répond à une « autofinalité » propre à partir de laquelle est sélectionné « dans le monde extérieur » ce qui sera formé et organisé par et pour le spécimen considéré. C’est en ce sens que chaque vivant constitue pour Castoriadis un « pour-soi » : il est d’une part à l’origine et d’autre part la finalité des informations qu’il forme à partir du monde lorsqu’il crée son propre monde – origine car son imagination crée les représentations (images, perceptions…) et les affects correspondants (plaisir/déplaisir), et il est fin en ce que cette création est orientée en fonction d’une visée, d’une intentionnalité minimale de conservation de soi et de reproduction de l’espèce13. Le vivant possède donc dans cette perspective trois déterminations essentielles, la représentation, le désir et l’affect14, fondamentalement inséparables et constituant ensemble l’imagination du vivant.

Il ne faut cependant pas comprendre la proposition d’une création des sensations et d’un monde propre par l’imagination comme une objection à l’existence d’un monde extérieur, étant donné que cette création est explicitement affirmée comme « étayée sur un certain être-ainsi du “monde extérieur” »15, sur « la première strate naturelle » de « l’être-étant total »16; ni d’ailleurs en déduire que nous ne pouvons rien dire de ce monde, ou sur la « chose en soi ». Ce que nous pouvons déduire de ce que l’imagination met en forme et organise les éléments du  “réel”  à partir de chocs, c’est que ce monde est effectivement, au moins dans une certaine mesure, organisable; sans quoi par définition aucune mise en forme ou représentation relativement stable du monde ne serait possible par l’imagination, et donc aucune espèce n’aurait pu survivre une génération, ni même en vérité advenir. Pour autant, admettre que le « monde tout-court » soit organisable par les différents vivants, c’est aussi admettre qu’il l’est de différentes façons, puisque chaque espèce forme le monde à sa manière en fonction de ses besoins, de sa constitution… Toutefois, même la multiplicité possible des manières d’organiser le monde en fonction du « dispositif de représentation, et [des] visées »17 propres à chaque vivant suppose que « la première strate » du réel soit « réglée intrinsèquement, en soi […], par la logique ensembliste-identitaire, ensidique »18, c’est-à-dire de manière causale et déterminée, car dans le cas contraire, si le monde extérieur n’était qu’une « pure multiplicité du divers », alors comme nous l’avons dit, aucune imagination ne pourrait tirer du réel de quoi s’informer, ou, ce qui revient au même, aucune information ne pourrait permettre une efficacité instrumentale, ou quelconque prise sur le monde19.

Ainsi, Castoriadis ne propose pas une philosophie de la créativité absolue de l’imagination à partir d’un monde strictement chaotique, comme on pu l’interpréter certaines lectures rapides, mais lie au contraire l’imagination du vivant à « une logique élémentaire », qui elle-même n’a d’efficacité possible que dans la mesure où le monde réel est effectivement en partie déterminé causalement.

Par conséquent, si « l’Être-étant total » est présenté régulièrement et fermement tout au long de l’œuvre de Castoriadis comme «  Abîme, Sans-Fond, Chaos », cela ne signifie pas qu’il s’y réduise, mais plutôt, à l’inverse, l’impossibilité de le réduire entièrement à un ensemble de déterminismes absolus. Pour le dire avec ses propres termes, « le monde se prête indéfiniment à des organisations ensidiques [mais] n’est pas épuisable par ces organisations »20 , ce qui définit par ailleurs, de manière plus générale, le mode d’être de ce qu’il appelle un « magma ». Nous voyons ici que le concept castoriadien d’imagination comme capacité du vivant à former un monde pour-soi s’appui et conduit à une ontologie particulière, non plus seulement du vivant, mais de la “réalité” elle-même, du monde en-soi. Cependant, pour mieux saisir ce qui conduit Castoriadis à s’opposer à l’idée d’une possible réduction du réel à un système rigoureusement « ensidique », et ainsi à proposer une ontologie particulière, la seule considération de l’imagination du vivant en général n’est pas véritablement suffisante. C’est à l’imagination humaine en particulier, comme premier témoin indéniable, selon Castoriadis, de l’insuffisance des « ontologies unitaires » qui assimilent l’Être et l’Un, ou l’Être et la déterminité21, qu’il faut alors s’intéresser.

En effet, si le vivant doit être distingué dans son mode d’être de la stricte réalité physique, en tant qu’il est de l’ordre du pour-soi (et possède donc, en un certain sens, une psyché22), son imagination nous apparaît néanmoins comme entièrement fonctionnelle, réglée une fois pour toute en fonction de l’autofinalité propre de chaque spécimen et, dans une large mesure, de chaque espèce. Par conséquent, l’imagination du simple vivant est certes création de mondes spécifiques, mais elle n’en n’est pas moins « fixe » et « asservie à la fonctionnalité »23, celle-ci visant presque exclusivement la conservation de l’individu et de l’espèce, ce qui n’illustre qu’à minima la dimension chaotique du monde que Castoriadis prétend réfléchir …

En revanche, l’imagination humaine se distingue selon lui de celle du vivant en général, sa singularité résidant principalement en sa dé-fonctionnalisation. Autrement dit, contrairement à l’animal, et a fortiori aux autres vivants moins complexes, l’imagination de l’homme, son flux de représentations/affects/intentions, n’est plus déterminé et dominé par des impératifs strictement biologiques, et rompt ainsi de manière claire l’ordre de la “déterminité”. Or, l’idée de dé-fonctionnalisation de l’imagination humaine, tout autant que la conception ontologique d’une stratification magmatique de l’Être/étant total comprenant de l’indétermination (« de l’à-être »), constituent les points de départ de l’argumentation en faveur du projet d’une société autonome – et encore ce qui rend ce projet possible…

Notes et références

1 Cornélius CASTORIADIS, Les Carrefours du labyrinthe, tome 5 : Fait et à faire, Paris, Editions du Seuil (coll. Points-Essais), 2008, p.271

2 A propos de la position aristotélicienne, kantienne et freudienne, voir notamment C. Castoriadis, « Imagination, imaginaire, réflexion » in Fait et à faire, , etC. Castoriadis, « La découverte de l’imagination » inLes carrefours du labyrinthe, tome 2 : Domaine de l’homme, Paris, Editions du Seuil (coll. Points-Essais), 1999. A propos de Merleau-Ponty: C. Castoriadis, « Le dicible et l’indicible » in Les carrefours du labyrinthe, tome 1, Paris, Editions du Seuil (coll. Points-Essais), 1998

3 Voir notamment: C. Castoriadis, L’état du sujet aujourd’hui, inLes carrefours du labyrinthe, tome 3 : Le monde morcelé, Paris, Editions du Seuil (coll. Points-Essais), 2000, p.243 et p.247

4 Nous employons ici l’idée du mouvement non pas uniquement au sens de mouvement local mais, à la manière dont l’emploi Castoriadis se référant à l’usage aristotélicien, comme concernant aussi bien les mouvements d’altération, de croissance, de corruption et de génération.

5 Les carrefours … t.1, , p.236

6 C. Castoriadis, La création humaine, tome 1 : Sujet et Vérité dans le monde social-historique, Séminaires 1986-1987, Paris, Editions du Seuil, collection « La couleur des idées », p.72 ; Voir aussi p.80, sur l’exemple le plus fréquemment utilisé par Castoriadis de la couleur, ou encore C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, tome 4 : La montée de l’insignifiance, Paris, Editions du Seuil (coll. Points-Essais),2007, p.132 

7 Au sujet de l’information comme création de l’imagination du vivant, voir notamment : Sujet et Vérité…, , p.65-67

8 Ibid. p.70-71

9 A propos de l’indissociabilité de la représentation, de l’affect et de l’intentionnalité, voir notamment : Les carrefours … t.3, loc. cit.

10 Mise-en-sens et mise en relation des “éléments” distingués sensoriellement (ce qui, note Castoriadis, implique aussi distinction “d’éléments”) sans lesquelles les sensations formeraient un chaos (ne formeraient rien), voir Sujet et Vérité…, , p.69 ; Les carrefours … t.3, loc. cit.

11 Expression que Castoriadis empreinte à Fichte notamment dans Sujet et Vérité…,loc. cit., et Les carrefours… t.5, p.277, p.311, et passim.

12 Les Carrefours …, t. 5, , p.280

13 L’idée d’une (auto-)finalité du vivant est à comprendre ici comme une sorte de « tautologie darwinienne », pour reprendre l’expression de Castoriadis : de la même façon que « le vivant vie parce-qu’il est apte à vivre », le vivant ne survie qu’à condition d’une finalité de son organisation propre (et donc de l’information que créer son imagination) vers la conservation de soi…

14 Les Carrefours …, t. 5, , p.310

15 Sujet et Vérité…, , p.65

16 Les carrefours … t.5, loc. cit.

17 Sujet et Vérité…, loc. cit.

18 Les carrefours … t.5, loc. cit.

19 Voir Sujet et Vérité…, , p.81-82 ; et aussi : Porté ontologique de l’histoire de la science, in Les carrefours… t.2

20 Les carrefours … t.5, , p.14

21 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, collection « Points-Essais », 1999, p.449

22 Voir par exemple : Sujet et Vérité…, , p.86 : « si nous reconnaissons dans le vivant la position d’un monde propre, l’autofinalité, la représentation/affect/intention, nous postulerons une psyché en général pour le vivant. C’est d’ailleurs ce que visait Aristote, et c’est ce que nous avons appelé le pour-soi » …

23 Les carrefours … t.5, , p.312

Cet article appartient à la première partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, concernant « L’imaginaire radical : Vie, psyché, individu et imaginaire social », comporte les articles : L’imagination du vivantImagination et psyché humaineSocialisation de la psyché et sublimation: la fabrication de l’individu par la société.L’imaginaire social ou la création d’un monde commun de significationsLe social-historique, ou la société comme auto-création et auto-altération