Castoriadis – Capitalisme, démocratie représentative, et hétéronomie sociale.

Malgré les parentés relevées avec d’autres imaginaires sociaux-historiques, le capitalisme constitue pour Castoriadis une forme de société particulière du fait qu’elle possède pour « trait caractéristique […] entre toutes les formes de vie social-historique […], la position de l’économie – de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des “critères économiques” – en lieu central et valeur suprême de la vie sociale »1. Tout d’abord, l’économie, considérée en tant que science de l’organisation et des processus sociaux, se présente comme participant de manière centrale et décisive à l’hétéronomie inhérente au capitalisme dont cherche à rendre compte Castoriadis2.. Y compris pour ce qui est du capitalisme non étatique, la prétention à la scientificité de l’économie renvoie selon Castoriadis à diverses mystifications, à commencer par celle contenue dans la signification imaginaire de la marchandise. En effet, l’attribution d’une valeur monétaire et le rapport d’équivalence ainsi artificiellement établi entre les choses (de plus en plus diverses, et non nécessairement matérielles), qui définit le procès de marchandisation, ne peut être dit déterminé rationnellement qu’en postulant l’existence d’un marché répondant à des demandes elles-mêmes rationnelles, satisfaisant ainsi à l’aspiration au bonheur qu’exprimeraient la société et ses individus. Or, non seulement cela revient à supposer l’existence d’individus d’ores et déjà autonomes, réfléchis quant à leurs ambitions et lucides dans leurs actions (c’est-à-dire non dominés par le discours de l’Autre), mais induit aussi par là même l’occultation de l’imprévisibilité irréductible de l’évolution des différents facteurs motivants les investissements et la production3. Castoriadis remarque que de manière plus paradoxale encore, l’irrationalité des comportements qui est niée ou ignorée par les théories économiques est en revanche savamment prise en compte et utilisée lorsqu’il s’agit de fabriquer de nouveaux besoins ou de nouvelles modes (intégrant de ce fait psychologues, sociologues ou encore neurologues aux objectifs de croissance économique). Par ailleurs, l’inclusion de la force de travail dans la catégorie de marchandise, et par conséquent la croyance en la détermination objective de sa valeur, représente selon Castoriadis l’un des leurres de la « pseudo-rationalité » du capitalisme4, ne serait-ce qu’en tant que l’évolution des salaires résulte principalement des luttes sociales sans lesquelles il est probable que l’accroissement de la production se serait confronté à l’insuffisance de consommateurs potentiels. De ce fait, la marchandisation des activités humaines illustre la double dimension – imaginaire et institutionnalisée – de l’hétéronomie sociale découlant de la prédominance de l’économie comme science et méthode de maîtrise rationnelle du social-historique au sein des sociétés capitalistes. En effet, l’idée d’une possibilité d’attribution objective de la valeur du travail, occulte d’un côté l’arbitraire inéliminable des valeurs, choix et orientations institués par chaque société, et de l’autre conduit à une autonomisation des institutions, se reflétant notamment par la perpétuation d’une structure de classe de la société, c’est-à-dire par l’inégalité économique et politique instituée.

L’un des corollaires de l’ontologie unitaire implicité par les significations centrales de l’imaginaire capitaliste, auquel Castoriadis prétend s’affronter à partir de cette dénonciation de l’économisme, est  « l’idée dominante qu’il existe des “experts” en politique »5, idée qui découle logiquement de la prétention de l’économie politique comme science. Ici encore, l’importance de l’idée d’une liaison intrinsèque entre clôture du sens et autonomisation des institutions en ce qui concerne les sociétés hétéronomes apparaît comme centrale : si l’on admet l’existence d’une connaissance possible des intérêts supérieurs et besoins satisfaisant la nature humaine par des théoriciens – en l’occurrence principalement économistes – alors il va de soi que l’on accepte aussi l’idée qu’au-delà de ce savoir, la mise en place socialement effective de ses conclusions réclame des experts de l’organisation sociale, et de fait dénie tacitement à la masse de la population encore ignorante la capacité de définir pour elle-même l’orientation et le fonctionnement des institutions. De là, l’économie politique n’est pas seulement analysée comme mystification rationaliste n’intéressant que quelques penseurs isolés, mais est évaluée par Castoriadis comme incarnant une signification imaginaire centrale à laquelle se subordonne à la fois la plupart des imaginaires individuels et à la fois la quasi-totalité des institutions.

L’hétéronomie à laquelle participe notre modernité s’incarne ainsi tout d’abord aux yeux de Castoriadis dans  l’entreprise, qu’il conçoit comme « institution capitaliste nucléaire », et qui renvoie au « nouveau type d’organisation bureaucratique-hiérarchique », allant jusqu’à affirmer que « la bureaucratie managériale-technique devient le porteur par excellence du projet capitaliste »6. Par conséquent, cette « norme hiérarchique-bureaucratique », qui est donc ici explicitement associée au projet d’extension illimitée de maîtrise rationnelle, ne se confine pas à la sphère productive mais devient celle de la majeure partie des institutions, notamment les institutions politiques décisionnelles mais aussi exécutives (administratives, éducatives…)7, et concerne d’ailleurs jusqu’à la plupart des organisations politiques ou syndicales, y compris celles d’entre-elles qui se définissent comme révolutionnaires, anti-capitalistes ou démocratiques. À cette norme organisationnelle, à laquelle serait naïvement associée l’accroissement de la rationalité de tout processus social et la maximisation corrélée du bonheur de chacun, s’ajoute selon Castoriadis la « norme de l’argent »8, en d’autres termes l’évaluation monétaire de la valeur des choses et individus. À la suite d’autres auteurs, il diagnostique ainsi que « toutes les activités humaines et tous leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérés comme des activités et des produits économiques, ou pour le moins, comme essentiellement caractérisés et valorisés par leur dimension économique. »9

C’est donc bel et bien l’autonomisation de l’imaginaire capitaliste et de ses institutions dont traite Castoriadis lorsqu’il accuse nos sociétés modernes d’être hétéronomes. Or, une telle affirmation revient à récuser l’effectivité d’une souveraineté démocratique, et par suite l’amène à définir comme un « leurre » la démocratie représentative. La critique qu’il développe de la représentation politique, qui peut être rapprochée sous certains aspects aux analyses situationnistes, cherche de nouveau à mettre en évidence la « métaphysique implicite » qu’elle recèlerait. En tant qu’elle consiste selon ses termes à « une délégation irrévocable » du pouvoir pendant un temps déterminé à des “représentants”, censés être à même d’incarner, on ne sait trop comment, tantôt la majorité qui les a élus, tantôt la volonté du peuple dans son ensemble, tantôt l’intérêt général – tout en persistant plus ou moins officiellement et régulièrement sur l’idée de l’inexpertise de la population – il y a non seulement contradiction, mais aussi mise en place de diverses significations imaginaires qui relèvent de mystifications10. Plus encore, la représentation politique renvoie directement à l’aliénation du pouvoir politique, ne serait-ce que dans un sens juridique, puisque « dès qu’il y a des “représentants” permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des “représentants” »11. Dans cette perspective, la démocratie représentative ne saurait donc être opposée au capitalisme comme contredisant, limitant ou régulant concrètement l’autonomisation de la sphère productive, mais à l’inverse concourt à l’autonomisation des instances du pouvoir politique dont les dépositaires soutiennent en outre l’indépendance (relative) de la production. Par conséquent, elle participe de l’hétéronomie sociale en rendant symbolique, “spectaculaire”, la contribution des citoyens aux décisions – citoyens qui sont ainsi discrètement poussés à se désintéresser de la politique, et donc à ne pas réfléchir les lois et institutions qui les gouvernent – et dont ils ignorent par ailleurs les rouages et véritables objectifs, et encore le contenu même de ces lois12.

Pour approfondir la caractérisation de cette modalité contemporaine de l’hétéronomie, il nous faut prendre en compte la distinction que Castoriadis pose entre trois sphères sociales différentes : l’oikos, l’agora et l’ekklèsia, correspondant aux sphères qu’il qualifie respectivement de privée, de « privée/publique », c’est-à-dire renvoyant au « “lieu” où les citoyens se rencontrent en dehors du domaine politique »13, et enfin de « publique/publique », qui concerne alors ce qui se rapporte au domaine de la politique, et représente de la sorte, « en régime démocratique, le lieu où l’on délibère et décide des affaires communes »14. Or, si Castoriadis estime « risible » de prétendre démocratiques nos sociétés occidentales, c’est justement parce ce qu’il considère qu’il n’y a plus de sphère publique au sens propre, qu’elle « est en fait privée, [qu’]elle est la possession de l’oligarchie politique, et non pas du corps politique »15. Cette privatisation, d’ailleurs en partie généralement prônée comme telle par les politiques pseudo-libérales qui « prétendent limiter au maximum ou réduire au minimum inévitable »16 la sphère publique/publique, notamment dans la perspective d’une auto-régulation du marché17, s’inscrit inévitablement dans la dynamique d’autonomisation des institutions vis-à-vis de la population pourtant célébrée comme souveraine. Partant de là, l’hétéronomie d’une société peut aussi être désignée par référence à l’articulation et à la distinction réelle des sphères sociales : est alors hétéronome toute société où il y a confusion des sphères, résorption de l’une par une autre – ce qui bien sûr est à mettre en parallèle avec les conceptions portées par les diverses « ontologies unitaires »… Castoriadis définit ainsi pour caractéristique du totalitarisme « sa tentative d’unifier de force ces trois sphères, et par le devenir-privé intégral de la sphère publique/publique »18, et subséquemment se risque à indiquer ce trait commun avec nos « oligarchies libérales », notant que si celui-ci ne s’affirme certes pas juridiquement, qu’en revanche, « dans les faits, l’essentiel des affaires publiques est toujours affaires privées des divers groupes et clans qui se partagent le pouvoir effectif »19.

Aussi bien le ton péremptoire que la teneur radicale de ce qui est présenté le plus souvent comme un constat par Castoriadis peut prédisposer à la suspicion, et peut-être plus encore à l’impression, au-delà de l’impertinence et de la sévérité peu réjouissante de son diagnostic, d’une certaine perte de “profondeur” ou de pertinence d’un point de vue philosophique. Néanmoins, Castoriadis assume non seulement l’aspect abrupt de son diagnostic, répondant par là même aux succès proliférants des représentations et théories associées aux “progrès” ou à la “modernisation” offertes par les régimes capitalistes, qui de surcroît se déclarent comme sans alternative viable… Mais il assume en outre sans complexe d’intégrer à la réflexion philosophico-politique un regard franc et une description sans détour de ce qu’il considère comme la situation catastrophique et essentiellement barbare du capitalisme avancé ; et cela semble-t-il non pas par simple souci de provocation, mais surtout parce qu’il déprécie la perspective consistant à dédaigner la situation sociale objective en tant qu’insuffisamment abstraite pour prétendre interférer avec l’activité philosophique. Dès lors, si l’examen castoriadien de la modernité peut paraître parfois sans nuance, et qu’il peut être tentant, afin de ne pas avoir à rendre compte des raisons de son désaccord, de le rejeter en bloc en le jugeant par trop caricatural, il est sûrement plus approprié d’aborder cette présentation froide et clairement dénonciatrice en considérant que s’il ne s’embarrasse pas de la prise en compte des améliorations relatives à la représentation démocratique ou bien au “niveau de vie” des individus que l’on pourrait attribuer au capitalisme, cela est dû entre autres à ce qu’il les juge conditionnées par d’autres désastres bien plus importants, et à ce qu’il les estime pour la plupart discutables20. Du reste, le fait que Castoriadis vise à lier l’analyse proprement philosophique au contexte qu’elle prétend décrire, et en l’occurrence transformer, participe de la cohérence de sa démarche philosophique concernant la politique. En effet, il s’agit pour lui de prendre en considération les implications qui découlent de son point de vue relatif à l’impossibilité d’élaborer une théorie (au sens strict) du politique ; c’est-à-dire la nécessité à réfléchir le cadre social concret où s’élabore notre réflexion une fois admis qu’il y a là mystification sous-jacente lorsque l’on vise ou postule une rationalisation (et finalement toute théorisation) possible du social, ou encore la fondation de principes de Justice, alors admise comme potentiellement universalisable et immuable (et pouvant donc s’élaborer en principe indépendamment d’observations sur l’organisation sociale contemporaine et passée…)

Notes et références

1 Les carrefours … t.5, p.69

2 C’est d’ailleurs cette perspective de rationalité économique de la société qu’il reproche aussi au marxisme, quand bien même il va sans dire que Marx a opéré un bouleversement conséquent de la “science” de l’économie politique.

3 A ce propos, voir notamment Figures du pensable, p.167-171

4 Ibid.

5 Les carrefours …, t.2, p.363

6 Les carrefours …, t.3, p.19

7 Figures du pensable, ,  p.154…

8 Figures du pensable, ,  p.154

9 Les carrefours … t.5, p.169

10 Les notions de peuple ou de volonté populaire stipulant une subjectivité sociale harmonieuse ou unifiable, dont la « métaphysique implicite » se double dans l’idée de représentation, qui présuppose la possibilité d’un individu isolé d’embrasser comme par communion la volonté et l’intérêt de ceux qu’il représente.

11 Les carrefours …, t.2, p.361. Il ajoute : « qui [les représentants] en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions susceptibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines “élections” ». Voir aussi Les carrefours du labyrinthe, t.5, p.89

12 Il note à ce propos, « qu’on appelle sans pudeur “démocratie” des sociétés où non seulement les citoyens, mais même les avocats ne connaissent pas la loi et ne peuvent pas la connaître »

13 Figures du pensable, ,  p.152

14 Ibid.

15 Ibid.

16 Les carrefours … t.5, p.76 ; Castoriadis précise qu’il s’agit d’une « prétention clairement mensongère », estimant que nos « sociétés sont profondément étatistes, et vouées à le rester ». Si l’aspect péremptoire de l’affirmation peut paraître exagéré, ce que l’on appelle les crises économiques ou financières semblent néanmoins attester du rôle toujours

17 “Marché” qui participe de ce qui nous tient lieu d’agora, et dont le « devenir-privé » est lui aussi manifeste, et clairement associable dans l’optique castoriadienne à l’autonomisation des institutions),

18 Les carrefours … t.5, p.75

19 Les carrefours … t.5, p.76. Castoriadis ne prétend pas pour autant qu’il faille viser la « séparation absolue » des sphères sociales. En effet, il affirme explicitement que cela serait « une absurdité irréalisable », soulignant que la loi concerne toujours aussi la sphère privée (par exemple l’interdit du meurtre, du viol, etc.…), mais aussi l’agora, y compris dans les sociétés libérales, où en visant la dérégulation du marché, les Etats n’en établissent pas moins un ensemble de règles garantissant cette “liberté du marché” et “liberté d’entreprendre” (obligation du respect de la libre concurrence, interdiction des politiques protectionnistes, etc.)

20 Accroissement des inégalités ; désastre écologique ; accroissement et diversification des biens de consommation considérés comme réquisit du bonheur et du confort…

Cet article appartient à la seconde partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, « L’aliénation : hétéronomie individuelle et collective », comporte les articles :

Sur la dimension hétéronomie du capitalisme