Introduction à la pensée de C. Castoriadis

Castoriadis – prolétariat et projet d’autonomie

L’intérêt que porte Castoriadis vis-à-vis de la problématique du sujet autonome et des moyens pouvant permettre d’établir des processus de socialisation qui travailleraient à la formation de tels sujets indique sans ambiguïté son opposition envers les perspectives marxistes accordant à une classe particulière, le prolétariat, un statut privilégié au sein d’un projet révolutionnaire. En effet, s’il y a pour Castoriadis nécessité d’une praxis révolutionnaire dans le cadre d’une lutte en faveur du projet d’autonomie, tout comme celle d’une praxis et d’une paideia au sein d’une société qui serait déjà rentrée dans une dynamique véritablement démocratique, c’est bien qu’il n’y a pas à ses yeux un processus historique qui de lui même engendrerait une classe dont l’essence serait d’être révolutionnaire, porteuse d’intérêts universels et portée par une mission historique : le renversement de la société capitaliste et l’abolition des classes sociales. (suite…)

Castoriadis – L’art et la démocratie

Une autre thématique relativement marginale au sein des analyses castoriadiennes concernant l’autonomie nous semble mériter néanmoins quelques commentaires dans le cadre de l’examen de la problématique de la culture dans une société démocratique, en ce qu’elle permet d’entrevoir le caractère non subordonné de cette dimension culturelle vis-à-vis de la politique tout en servant cependant les processus de subjectivation et de socialisation à même, selon Castoriadis, d’engendrer des individus démocratiques. Il s’agit du thème de la création artistique, que nous avons déjà abordé à propos de la tragédie grecque, et dont justement nous avons pu dire qu’indépendamment des opinions d’ordres politiques que les pièces comportent à l’occasion, Castoriadis y voie l’une des institutions essentielles du régime athénien, notamment au titre d’institution concernant l’auto-limitation, en tant que présentification du chaos et de l’hubris, soit de l’insensé du monde et de l’existence, de la dimension immaîtrisable de nos actes, de leurs conséquences et significations (celles-ci dépendant en partie de celles-là). (suite…)

Castoriadis – La culture et l’éthique dans une société démocratique

Au-delà d’une transformation radicale des institutions, révolutionnaire en ce sens qu’au lieu de former des individus en vue de leur reproduction inertielle à la manière de la plupart des formes institutionnelles historiques, elles doivent à l’inverse viser un type d’intériorisation qui ouvre à la perspective de leur propre transformation et à la capacité individuelle d’une à l’auto-transformation, soit d’une puissance métamorphique des sujets qui donc s’émancipent aussi bien d’une normativité strictement instituée que de la pesanteur propre à l’histoire individuelle, le projet d’autonomie se confronte clairement à une problématique intermédiaire aux aspects politique et subjectif. En effet, l’objectif de l’instauration de processus de subjectivation déployant chez l’individu ses aptitudes à la réflexivité ne saurait se contenter d’une démocratisation du pouvoir explicite, quand bien même nous avons vu qu’une participation égalitaire à l’auto-institution de la société représente un des ingrédients nécessaires à l’émergence de subjectivités réfléchissantes et délibérantes (ici). (suite…)

Castoriadis – psychanalyse et pédagogie comme activité pratico-poïetique

Les critiques envers la psychanalyse ont été nombreuses et variées, souvent virulentes, et s’adressant aussi bien à sa dimension théorique que pratique. Il n’est pas question ici d’en rendre compte, non seulement parce que Castoriadis lui-même – ce qui pourrait d’ailleurs lui être reproché – réfléchi et pratiqua la psychanalyse, et s’appuya largement sur les travaux de Freud, sans pour autant entreprendre une défense rigoureuse de ce dernier contre les multiples accusations qui furent portées à son encontre ; ensuite parce que seules certaines de ces critiques semblent ici rentrer dans le cadre de notre sujet, l’autonomie. A leurs propos, nous allons d’ailleurs voir que plutôt que de les réfuter, il s’y accorde dans une large mesure, mais au lieu d’abandonner pour cela l’approche psychanalytique, il s’employa à en proposer une définition originale – dont nous avons déjà abordé certain aspects théoriques précédemment (ici), et que nous allons maintenant approfondir dans la perspective fournie par les concepts de paideia et de praxis. (suite…)

Castoriadis – L’institution de l’individu autonome

Une fois admis que le processus d’individuation est avant tout un processus de socialisation, par lequel la psyché intériorise les significations imaginaires sociales, c’est-à-dire une fois que l’individu est lui-même considéré comme institué par la société, la question du projet d’autonomie devient alors aussi celle des modalités convenant à la perspective de l’institution d’individus autonomes. Car il est clair que pour Castoriadis une démocratie ne peut exister et perdurer que si elle est composée « d’individus démocratiques » ; qu’il n’y a de collectivité autonome, c’est à dire réflexive et lucide, que si ses membres sont eux-mêmes lucides et capables d’une activité réflexive1. Autonomie individuelle et autonomie de la société sont donc véritablement indissociables, et cela au même titre que le sont les notions d’individu et de société, « puisque quand nous disons individu, nous parlons d’un versant de l’institution sociale, et, quand nous parlons d’institution sociale, nous parlons de quelque chose dont le seul porteur effectif, efficace et concret est la collectivité des individus »2… Affirmant qu’une « politique de l’autonomie […] ne peut exister qu’en tenant compte de la dimension psychique de l’être humain »3, Castoriadis présente ainsi ce qu’il désigne sous les termes de « paideia démocratique » comme une problématique centrale du projet d’autonomie. C’est alors que les différentes procédures visant à assurer un processus d’auto-institution démocratique ne sont plus seulement à considérer en termes d’application du principe d’égalité des citoyens, mais encore telles des instruments devant aussi participer à la formation des individus comme citoyens. Ainsi, plutôt que d’engendrer véritablement une nouvelle enquête concernant le type d’institution adéquat à la formation de subjectivités autonomes, une telle considération conduit surtout Castoriadis à mettre en évidence l’interdépendance entre l’autonomie en tant que fin et en tant que moyen. (suite…)

Castoriadis – L’autogestion de la production… et de la société

Au-delà de l’aliénation que représenterait la domination de la pseudo-rationalité économique sur le débat politique, et que Castoriadis dénonce comme telle en faveur d’une publicité réelle de la sphère politique et de ce qui la concerne, le projet d’autonomie, en tant que projet d’abolition de toutes dominations instituées de certains groupes ou classes de la société, ne consiste pas seulement à dénoncer le caractère idéologique d’une économie prétendument rationnelle, mais encore et surtout à exiger l’autonomie individuelle et collective y compris au sein de la sphère privée/publique en tant que telle – soit à revendiquer l’autogestion de la production. En d’autres termes, l’exigence de liberté que formule Castoriadis n’est pas restreinte au domaine strictement politique ; ce n’est pas qu’en tant que citoyens que les individus doivent être libres et égaux, mais encore en tant que travailleurs. C’est là l’une des créations sociale-historique du mouvement ouvrier qui inspira largement Castoriadis – et c’est dans ce cadre-ci, plutôt que dans celui de l’analyse de la polis athénienne, qu’il formula tout d’abord sa conception de la liberté et de l’égalité. (suite…)

Economie et démocratie – Castoriadis contre Marx

Nous nous sommes jusqu’ici attardés sur la manière dont la philosophie de Castoriadis tisse ses concepts dans un rapport relativement étroit avec ce qui à ses yeux représente le germe historico-social du projet d’autonomie, soit le mouvement démocratique grec et plus précisément athénien, présenté comme moment inaugural d’une rupture de la clôture des représentations, comme l’émergence, la création d’un type de confrontation au monde radicalement nouveau qui plutôt que de viser une mise en sens définitive de celui-ci, et par là même l’assurance d’une saisie du réel qui occulte tout questionnement quant à la validité des significations et institutions sociales, ouvre au contraire une dynamique d’interrogations et de réflexions affranchies des certitudes tranchées quant à ce qui doit être tenu pour vrai et juste. Dynamique vers l’autonomie, création de la philosophie, de la politique et de la démocratie, qui entame ce que Castoriadis désigne comme dévoilement du Chaos/Abîme/Sans-Fond : d’une part le monde, l’Être, n’est plus confiné dans un cadre ontologique rigide et socialement établi, garantissant une signification stable aux phénomènes mondains et fournissant un socle sur lequel puisse être fondées les pratiques, normes et valeurs sociales auxquelles il s’agissait alors de se conformer sans autre raison qu’une adhésion irréfléchie à ce qui est posé et imposé comme Vérité et Justice ; d’autre part, du fait même de cette perplexité face à ce Réel à qui l’on reconnaît une dimension chaotique, insensée, c’est l’arbitraire de toute autorité ne se référant pas à la raison, au logon didonaï, qui se retrouve mis en cause, contre lequel s’institue l’égalité politique des citoyens d’un coté, et la pratique de la philosophie comme champ d’interrogations universelles, ouvert à quiconque disposé à raisonner, de l’autre.

Pourtant, si d’un point de vue historique le mouvement démocratique antique représente bien le point de départ d’une tradition porteuse d’un projet d’autonomie, ce n’est pas à partir de celui-ci que se sont forgées et développées les positions politiques et philosophiques de Castoriadis. En effet, bien avant d’en venir à considérer et à étayer ses propos sur l’analyse des significations portées par l’imaginaire et l’institution sociale hellénique, Castoriadis s’est avant tout intéressé à l’histoire du mouvement ouvrier et aux théories et analyses le concernant, à commencer bien entendu par celles de Marx et plus généralement du marxisme.

(suite…)

Castoriadis – Sphère politique et sphère privée

L’analyse des institutions politiques contemporaines qu’opère Castoriadis pourrait d’une certaine façon être résumée en une dénonciation du caractère aujourd’hui privé du pouvoir instituant, c’est-à-dire de ce qui, en démocratie, devrait être du ressort des affaires publiques, puisqu’engageant toute la collectivité… État, représentation et experts politiques sont alors en quelque sorte les figures incarnant la privatisation des institutions politiques aux dépens d’une appartenance collective de celles-ci, de leur ouverture effective à la participation de tous1 . Le projet d’autonomie, en tant que projet de démocratie radicale dont les membres participeraient au travail politique en tant qu’égaux, est finalement un projet d’institution d’une sphère sociale politique qui ne soit pas « objet d’appropriation privée par des groupes particuliers »2, mais qui au contraire soit véritablement publique. Conceptualisant la politique comme affaire commune, et afin que cela ne soit pas qu’une formule, Castoriadis pose le devenir véritablement public de ce qu’il appelle la « sphère publique/publique » comme condition sine qua non de l’autonomie collective, et ainsi comme appartenant à la définition de la démocratie elle-même. (suite…)

Castoriadis – La démocratie contre l’Etat…

L’exigence d’un contenu concret, social, à la notion de liberté – exigence qui conduirait donc à celle d’une égalité elle aussi concrète des citoyens sur la scène politique – ne s’inspire pas de l’exemple grec uniquement afin de pourfendre l’idée de représentation politique, mais en tant que projet d’abolition de toutes hiérarchies politiques pérennes, implique pour Castoriadis une opposition tout aussi franche vis-à-vis de ce qui est aujourd’hui le corollaire direct du système représentatif : l’État. S‘il peut alors paraître se rapprocher des critiques formulées par les mouvements anarchistes, qui bien avant lui développèrent des analyses fustigeant aussi bien la représentation politique que l’État, il faut cependant noter que cette position s’appuie ici avant tout sur l’idée que ce dernier n’est pas l’unique forme institutionnelle de pouvoir explicite envisageable, et non pas sur le refus de toute institution du pouvoir politique explicite… C’est en tant « [qu’]appareil bureaucratique hiérarchiquement organisé, séparé de la société et la dominant »1 que le projet d’autonomie s’oppose à la forme étatique du pouvoir politique, et non pas, bien entendu, simplement en tant que pouvoir politique. Là encore, contre ceux qui envisagent la liberté uniquement sous l’angle de la protection vis-à-vis d’un pouvoir politique séparé, et qui de ce fait perçoivent l’État tel un mal nécessaire dont il faut encadrer les prérogatives, Castoriadis rappelle qu’il n’y avait pas plus d’État chez les grecs qu’il n’y avait de représentants ou de politiciens experts2… « L’idée d’un « État », c’est-à-dire d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompréhensible pour les Grecs », ce qui ne signifie pas que la « communauté politique » des athéniens telle qu’en rend compte Castoriadis ne possède qu’une « réalité concrète, « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour », et non pas une « existence propre ». Simplement, celle-ci ne prend pas la forme d’un corps politique séparé, et l’opposition ne se joue donc pas « entre un État et une population », mais entre « le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. »3 Ainsi, la polis aurait peu à voir avec ce que nous entendons sous le terme d’État, puisqu’au lieu de désigner une sphère de pouvoir faisant face à la population, elle serait au contraire « la communauté des citoyens libres »4 elle-même. Ni ville, ni territoire à proprement parler, Castoriadis affirme, se référant notamment à Thucydide, que « la polis, ce sont les citoyens »5

Loin de conforter le système « démocratique » actuel, le projet d’autonomie castoriadien propose donc, à travers une élucidation des notions de démocratie, de politique et de liberté inspirées du mouvement démocratique athénien, une vision sévèrement critique envers les institutions politiques contemporaines, considérées comme antinomiques d’une véritable souveraineté populaire en ce que ceux-là même que l’on persiste à désigner comme « citoyens » apparaissent finalement comme ne détenant aucun pouvoir politique réel, ne participant qu’en tant que spectateur au pouvoir instituant, qui lui s’organise au sein d’un appareil bureaucratique séparé (l’État) et par l’activité d’une classe concrétisant l’assujettissement de la politique à un savoir (ceux qui savent ce que veut le peuple – les représentants politiques – s’arrangeant avec ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne pas faire en vue du « véritable » intérêt général – les experts, aujourd’hui principalement économistes, d’après Castoriadis), ce qui de fait revient à une division de la société entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés, dirigeants et exécutants, et donc à une société hétéronome6

Notes et références

1 CL4, p. 268 : « Il peut y avoir, il y a eu, et nous espérons qu’il y aura de nouveau, des sociétés sans État, à savoir sans appareil bureaucratique hiérarchiquement organisé, séparé de la société et la dominant. L’Etat est une création historique [ …]. Une société sans un tel État est possible, concevable, souhaitable. Mais une société sans institutions explicites de pouvoir est une absurdité, dans laquelle sont tombés aussi bien Marx que l’anarchisme » ; voir aussi CL6, p. 114

2 CL3, p. 152 : « « L’État est une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation […] Je propose pour ma part que l’on réserve le terme d’Etat aux cas où celui-ci est institué comme Appareil d’État, ce qui implique une « bureaucratie » séparée, civile, cléricale ou militaire, fût-elle rudimentaire, à savoir une organisation hiérarchique avec délimitation des régions de compétence. Cette définition couvre l’immense majorité des organisations étatiques connues et ne laisse, sur ses frontières, que de rares cas sur lesquels peuvent s’acharner ceux qui oublient que toute définition dans le domaine social-historique ne vaut que ô epi to polu, pour la grande majorité des cas, comme aurait dit Aristote. En ce sens, la polis démocratique grecque n’est pas un « Etat », si l’on considère que le pouvoir explicite – la position du nomos, la diké et le télos – appartient à tout le corps des citoyens. »

3 CL2, p. 364

4 CQFG, p. 55

5 CQFG, p. 54 ; Il cite Thucydide (VII, 77) : « car ce sont les hommes qui font une cité et non des remparts et des navires vides de troupes » (trad. D. Roussel)

6 Nous pourrions ici rapprocher la position de Castoriadis à celle de Miguel Abensour, qui dans son ouvrage « La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavelien » récuse la complémentarité État/démocratie comme une mystification, associant au contraire État et domination, et lui opposant la démocratie comme institution déterminée d’un espace conflictuel… Néanmoins, cet espace conflictuel est encore largement rapporté à la lutte contre la forme étatique, la démocratie n’apparaissant ainsi pas tant comme un régime social et politique ayant aboli l’État que comme le mouvement, la lutte contre celui-ci…

Cet article appartient à la quatrième partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, « Le projet d’autonomie, vers une démocratie radicale », comporte les articles :

Castoriadis – La démocratie : l’égalité et la liberté comme condition réciproque

Penser la société dans un rapport nécessaire à l’institution d’un nomos (d’un monde de significations imaginaires et d’institutions sociales dont le contenu est contingent) par lequel ses membres se socialisent, implique pour Castoriadis une élaboration de l’idée de liberté qui ne soit ni en opposition avec celle d’une législation et d’un pouvoir qui s’exerceraient au sein de la société, ni non plus rabattue uniquement du côté de l’individu, comme « liberté de conscience » inaliénable, pensée indépendamment des institutions et lois sociales, et donc indépendamment de la possibilité effective, pour les individus, d’agir de manière autonome. C’est d’ailleurs la raison de l’équivalence terminologique posée par Castoriadis entre liberté et autonomie : l’individu autonome n’est pas celui qui est simplement libre de penser, mais celui qui est libre de poser ses lois, ses normes, et ainsi, puisque toute collectivité humaine existe en tant que telle dans la mesure où sont instituées des normes collectives, et que par conséquent l’autonomie des individus (l’auto-nomos) ne saurait signifier l’exigence d’une disparition de toute forme de société instituée (de normes sociales), la liberté d’un individu est indissociable d’une liberté collective, d’une participation à un pouvoir collectif qui s’exerce sur la collectivité… En un mot, la liberté des individus ne s’opposerait pas aux législations, juridictions et gouvernements en eux-mêmes, mais exigerait que ces derniers dépendent de ceux-ci : « la liberté sous la loi – autonomie – signifie participation à la position de la loi »1. Or, cette participation, cette possibilité de dire « que cette loi est la mienne – que […] j’ai eu la possibilité effective de participer à sa formation et à sa position (même si mes préférences n’ont pas prévalu) »2, puisqu’alors définie comme élément essentiel de la liberté des individus, implique aussi que la notion d’égalité ne s’y oppose pas, mais, contrairement à ce qu’ont pu affirmer nombre de penseurs à ce propos, soient deux notions indissociables. (suite…)