Castoriadis – De la rupture de la clôture du sens à l’interrogation illimitée

 Toute société se rapporte, selon Castoriadis, à un mouvement d’auto-institution : chacune d’entre-elle créée pour elle-même un ensemble de significations imaginaires visant à donner un sens à la réalité, et ne peut y parvenir, et par conséquent subsister, qu’à la condition de « s’étayer » suffisamment sur la réalité effective1. Ce n’est donc pas sur ce point que s’opère la distinction entre société aliénée et autonome, mais sur l’occultation de ce mouvement d’auto-institution, c’est-à-dire sur l’auto-occultation qu’entretient une société hétéronome au sujet de son propre processus2. Cette « méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité »3 implique – et en un certain sens vise – une clôture des significations, ou dit autrement, l’impossibilité de la mise en question de ce qui est affirmé comme vrai et juste. L’attribution d’une origine sacralisée ou absolutisée de la norme et de la signification est de ce fait analysée par Castoriadis comme « dénégation » et « recouvrement de l’Abîme/Chaos/Sans-Fond »4 : c’est afin de pouvoir garantir nos représentations comme vraies (et nos lois comme justes) qu’est niée la créativité humaine, et plus généralement l’idée de création, en ce qu’elle est justement manifestation du « Chaos » et de « l’Abîme » – et conduirait donc, si elle n’était occultée, à considérer le « non-sens qui borde et pénètre tout sens », autrement dit à entrevoir le caractère relativement contingent et incertain de ce qui était vécu comme nécessaire ou normal…

Cette dénégation, permettant de définir la dimension imaginaire de l’hétéronomie, non seulement apparaît comme élément central de l’immense majorité des sociétés instituées au cours de l’histoire de l’humanité – traditionnelles ou religieuses –, mais au-delà de l’aspect factuel, est aussi présentée par Castoriadis au titre d’une tendance « naturelle » – usant alors du terme bien que l’estimant impropre. L’hétéronomie sociale et sa prédominance historique ne relèveraient pas d’une simple contingence, mais résulterait d’une pente naturelle, s’exprimant d’une part au niveau de la psyché (celle-ci réclamant que le monde soit sensé5) et par suite au niveau collectif, les sociétés refusant de se reconnaître comme sources et origines de leurs institutions, mœurs et croyances. Et ce serait en effet contredire le rôle pour lequel ces institutions et significations ont notamment été créées : se rassurer quant au désordre apparent du monde, donner un sens à ce qui apparaît comme effrayant et immaîtrisable, « se créer une niche métaphysique pour se sentir à peu près chez [soi] dans le monde, de sorte que le monde soit plus ou moins familier, que ce qui s’y passe – tonnerre, orage, tempête, naissance, mort – signifie quelque chose »6.

Pour autant, puisque simplement tendancielle, l’hétéronomie n’est pas ici pensée telle une condition d’existence nécessaire des collectivités humaines, mais comme une modalité n’ayant rien d’inéluctable, ainsi qu’en témoigne l’histoire elle-même à travers l’émergence, certes qualifiée de « hautement improbable », de sociétés ayant en partie rompue cette clôture posant l’interdiction sociale et l’impossibilité psychique d’interroger la valeur de leurs significations7. D’ailleurs, l’attitude intellectuelle consistant à concevoir l’aliénation comme liée à l’un des aspects inéliminables de notre condition humaine, que ce soit « les autres » chez Sartre, ou, dans le même esprit, « l’existence à plusieurs » et son « maléfice » chez Merleau-Ponty8, est une attitude que combat fermement Castoriadis, estimant qu’il s’agit là « de traduire la même charge affective-idéologique spiritualiste […] que les chrétiens traitant le corps comme servitude de l’homme »9, et concluant : « l’hétéronomie n’a de sens que par rapport à l’autonomie ». Cela signifie par conséquent qu’elle n’a de sens que par rapport à sa contingence, serait-elle elle-même influencée par « l’option de facilitée » que représente l’occultation/recouvrement du Chaos comme « solution » au problème qu’il représente10

Cette possibilité de sortie de l’hétéronomie consiste donc dans la possibilité du dévoilement, ne serait-ce que partiel, de l’abîme que constitue la société comme dynamique d’auto-création et d’auto-institution. Et cette découverte, ce « faire face » au Chaos, en induisant le caractère incertain puisque finalement infondé du monde de significations (imaginaires) par et pour lequel l’existence est vécue, implique aussi « l’ouverture », le commencement d’une interrogation, et donc d’une réflexion11 à propos de tout ce qui jusque là était accepté sans poser problème, qui au contraire permettait de ne pas s’en poser. Rupture qui concerne l’acceptation passive des diverses lois, et plus fondamentalement, de la « loi suprême ou méta-loi », de laquelle dépend « l’intériorisation de toutes les lois – au sens le plus vaste de ce terme » : « tu ne mettras pas en question les lois. »12. Non pas le simple refus ou questionnement d’une loi ou d’une règle particulière, mais l’ouverture d’un questionnement concernant la valeur de la loi en général, et in fine, l’ouverture, la création de la « question de la validité de droit », « la question des principes »13 : voilà en quoi consiste pour Castoriadis la rupture de la clôture, l’irruption de la possibilité du projet d’autonomie… Néanmoins, ce questionnement participe pleinement de la dynamique de l’autonomie pour autant qu’il soit véritablement illimité, qu’il s’adresse à tout principe, et ne cherche pas simplement à restituer ceux, indubitablement véridiques, que contiendrait tel livre ou enseignement sacré, une fois interprété « correctement ». Or, en tant qu’illimitée, cette interrogation équivaut à la caractérisation de la notion de raison défendue par Castoriadis14 : l’absence de terme à l’interrogation correspond ainsi au caractère « universel » de la raison – universalité non pas en ce que tout homme naîtrait raisonnable, c’est-à-dire initialement capable de remettre en cause les normes et valeurs instituées, mais en ce qu’il y a « universalité de l’objet de l’interrogation, [que] par principe, aucun thème ne lui est ni ne peut lui être soustrait »15. Et cette dimension est loin d’être anecdotique dans la pensée de Castoriadis, puisque cette illimitation de la réflexion répond à la dimension englobante de la clôture du sens entretenue par les sociétés hétéronomes, qui concerne non seulement la norme du Juste et du Vrai, mais encore du Bien et du Beau, du normal, du sensé, etc.16.

La réflexivité, en tant que création sociale-historique particulière contredisant la tendance massive des sociétés à accepter, sans discussion, comme sensé et valide ce qui a déjà été institué comme tel, et ainsi en tant que définissant le caractère propre de ce que Castoriadis désigne par l’autonomie d’une société, conduit alors à la mise en évidence de deux types d’activités et d’interrogations qu’il associe et distingue : la politique et la philosophie.

Notes et références

1 Ref. M1

2 Ce serait d’ailleurs absurde, puisque cela équivaudrait à estimer que les sociétés hétéronomes seraient effectivement, et non par le biais de leur imaginaire, gouvernées par leurs dieux ou leurs ancêtres.

3 CL2, p. 477

4 Dénégation et recouvrement en ce que la mise-en-sens univoque et close de la réalité que propose les conceptions religieuses ou  « traditionnelles » traduisent selon Castoriadis une certaine reconnaissance de cet Abîme..( Ref. M1 + …)

5 Voir partie 3

6 SV, p. 44 ; Castoriadis parle alors des sociétés traditionnelles…

7 Voir infra

8 Citation commentée dans HC, p. 167 , et aussi présente dans IIS, p. 148 ; Castoriadis note à ce propos que c’est pourtant « Merleau-Ponty qui a lui-même montré avec profondeur que cela n’a pas de sens de distinguer dans la perception ce qui nous cloue à un pont spacio-temporel puisque c’est cela même qui nous ouvre le monde, que celui qui voudrait voir un objet de tous les cotés à la fois serait fous non pas seulement parce qu’il voudrait réaliser une situation physiquement ou techniquement impossible, mais parce qu’il viserait l’abolition, dans et par le succès même de sa visée, de ce qui en était le sens même – le voir comme contact média […] ». Par ailleurs, il faut remarquer que chez Merleau-Ponty, cette phrase est formulée sous forme d’interrogation, et non d’affirmation (Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1947, réed. « Idées », 1980, p. 68)

9 HC, p. 166

10 CL2, p. 463

11 A propos de la capacité de réflexion de l’être humain, voir la partie 3

12 CL3, p. 185-186

13 CL5, FF, p. 48-51

14 CL5, FF, p. 51 : « la raison est l’interrogation illimitée. »

15 CL5, FF, p. 51 ; Il ne s’agit pas du seul aspect de l’universalité de la raison : celle-ci désigne aussi la possibilité théorique pour chaque homme d’imaginer ce qu’un autre à imaginer, et donc la possibilité pour chaque homme de parvenir à la raison, c’est-à-dire à l’interrogation…

16 CL4, p. 338 : « Dans une société hétéronome – ou simplement traditionnelle – la clôture de la signification fait que non seulement la question politique comme la question philosophique sont fermées d’avance, mais que le sont tout aussi bien les questions éthiques ou esthétiques. »

Cet article appartient à la troisième partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, concernant les questions de la justice, de la vérité, et du rapport de Castoriadis à la rupture de la cloture opérée par les grecs, comporte les articles :

 

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