La crise des idées au pouvoir – perspectives révolutionnaires (1)

Avec l’essor des libertés formelles, de la pseudo-égalité politique et juridique, de la libéralité des mœurs et de l’organisation des divergences d’opinions caractérisant le capitalisme libéral, le gouvernement des esprits, des idées ou de « l’opinion publique », comme mode de domination à la fois exigé par ces acquis libéraux et facilité par les dispositifs institués à travers lesquels ils se formalisent, apparaît comme l’instrument privilégié et jusque là terriblement efficace d’une reproduction de la structure de classes des sociétés capitalistes modernes, d’autant plus efficace que celle-ci se dissimule en tant que telle, jusqu’à être apparemment parvenue à dissoudre les classes elles-mêmes comme représentations symboliques1. Partant, la soumission des individus aux systèmes de relations qui leur dictent les attitudes attendues semble dépendre d’une assimilation idéologique et psychologique, non pas simplement des réquisits énonçant l’endroit de la position qu’ils doivent tenir et la façon dont ils doivent la tenir, que des raisons pour et par lesquelles ces réquisits peuvent être déduits par les individus eux-mêmes comme ce qu’il est normal et préférable de faire. De fait, ces « raisons » sont, probablement plus encore que les dispositifs pratiques de discipline et de contrôle qui sécurisent traditionnellement l’environnement social du capital, les armes grâce auxquelles s’effectue le dressage des individus comme membres conformes d’une communauté qui n’a plus rien à se partager, à qui il ne reste plus rien de commun en dehors de leur participation directe ou indirecte à la production marchande2. Et il n’y a rien d’original à constater que la plupart de ces « raisons » s’agencent au mode d’expression dominant du conformisme qu’est aujourd’hui encore l’égoïsme, ainsi devenu une sorte d’ethos ou d’habitus globalement partagé au sein de nos sociétés, rendant chacun indifférent aux autres si ce n’est justement en tant qu’Autres, concurrents, moyens pour ses propres fins. L’égoïsme agit chez beaucoup comme une justification pseudo-pragmatique suffisante de leur coopération contrainte au désordre social, alors même qu’il fonctionne comme un instrument essentiel de leur domination : en tant qu’il dresse chacun contre tous, l’égocentrisme abolie les solidarités à partir desquels un individu peut véritablement exister comme individu, c’est à dire comme être social, et par conséquent dresse aussi chacun contre soi-même, contre ses propres forces d’existences, lors même qu’il prétend à des effets exactement contraires. Mais si la production sociale des subjectivités complices et consentantes à leur propre avilissement et abrutissement est depuis longtemps l’élément indispensable d’une perpétuation du mouvement d’inégalisation et d’artificialisation des modes d’existences et de ce par quoi nous sommes sensés nous estimer libre et heureux, il semble cependant que cette dynamique de production quasi industrielle d’imbéciles heureux, ou tout du moins d’idiots résignés3, réclame une intensification croissante des dispositifs d’assujettissement aux normes du raisonnable, en réponse à l’affaiblissement progressif de leur force d’évidence, et donc de leur capacité à produire des individus satisfaits de leur situation et de la situation économique et sociale. Cette désaffection croissante à l’égard des mécanismes d’attribution des positions sociales et des logiques et pratiques sociales par lesquelles ils se présentent comme justes et justifiés (désaffection qui se manifeste aussi bien par la massification des usages légaux ou non des psychotropes4, que dans la multiplication des cas de désertion des places assignés5), si elle peut être considérée comme un élément manifeste d’une crise des représentations sociales dominantes ouvrant la voie à une déstabilisation des classes dirigeantes, voire permettant d’envisager la perspective d’une ré-émergence de la contestation de la domination de classe elle-même, doit aussi nous rendre attentif aux méthodes mises en place afin de la contrer, que ce soit justement en termes de renforcement des dispositifs d’assujettissement aux normes, ou bien en termes de stratégies de contournement visant l’institution de nouvelles normativités parallèles, à même de ménager une porte de sortie, pour les classes dirigeantes, au capitalisme libéral : le capitalisme autoritaire, et ses auxiliaires traditionnels que sont l’État policier, le patriotisme, la guerre et la xénophobie. Cette double réflexion, d’une part sur l’imaginaire social capitaliste et sa crise, sur l’ampleur de celle-ci et sur les formes diverses de ses manifestations, sur les convergences et les divergences qui s’y rencontre, etc., et d’autre part sur les façons, elles aussi protéiformes, par lesquelles l’autorité du capitalisme et de son oligarchie cherche ou parvient à se maintenir, ne saurait apporter de réponses quant aux stratégies qu’il faudrait employer pour faire aboutir un projet de transformation radicale des sociétés en vue de l’émancipation individuelle et collective, soit d’une égalité et d’une liberté un tant soit peu conséquente. Elle n’en n’est pas moins un préalable nécessaire à toute démarche ayant pour objectif de combattre les aliénations instituées, et donc de faire progresser l’autonomie individuelle et collective, ne serait-ce qu’en tant que projet collectif.

Justifications traditionnelles de l’ordre social

L’évaluation d’une crise des représentations dominantes ne dispense pourtant pas d’un effort continu de subversion des raisons et raisonnements qui, en tant qu’elles produisent aujourd’hui encore massivement des individus conformes aux dynamiques de déréalisation du social comme tissu de relations humaines par la réalisation de relations commandées par l’économique, représentent malgré les symptômes de leur affaiblissement un territoire de lutte imposé, devant occuper tous ceux qui visent l’inversion de ce mouvement. Il nous faut donc sans cesse mettre au jour ces raisons, ces idées qui, toujours en partie assimilées comme valables avant même d’être interrogées, fait valoir les pratiques et institutions de désolidarisation comme possédant une validité pseudo-pragmatique indépassable. Il s’agit de poursuivre le démantèlement de l’imaginaire social à partir duquel les foules s’affairent à reproduire et développer la domination des « impératifs » marchands.

Parmi ces « raisons », ou ces valeurs paradigmatiques, probablement encore insuffisamment discutées6 car trop souvent rendues indiscutables par le flux continu de justifications et de valorisations présentées comme consensuelles, nous pouvons dégager deux « cercles », deux champs d’argumentation devenus traditionnels, dont les idéaux respectifs s’articulent et se renforcent réciproquement, tout en s’adressant à deux sphères de représentations relativement distinctes. L’une concerne plus directement le champ des représentations sociétales et affirme, aujourd’hui encore, l’inscription de la « modernité » dans une dynamique aboutie du « progrès », au sein d’un triptyque devenu caractéristique de l’époque : le techno-scientisme, en tant qu’idéologie du progrès indéfini de la maîtrise des contraintes naturelles ; la « représentation » politique, comme pouvoir fondant sa légitimité sur une illusoire souveraineté des populations ; la rationalité économique, comme injonction aux sacrifices et à la compétition fondée sur l’absence postulée d’alternatives aux modèles capitalistes. Ce premier champ de valeurs légitimant et actualisant l’ordre social a, malgré les efforts de propagande, manifestement perdu de sa force de conviction, attaqué de tous les côtés par les critiques fondées sur les effets qu’il produit en réalité, et qui contredisent clairement ses promesses (crises écologiques, sociales, politiques et économiques). S’il parvient dans une certaine mesure à se maintenir comme ensemble de représentations sociales relativement efficaces (en tout cas suffisamment pour se maintenir comme dynamique sociale effective), il semble que ce ne soit plus tant par ses propres capacités à engendrer l’adhésion que par celles d’un second champ de représentations, qui s’adresse plus spécifiquement à l’individu notamment par le biais de la perspective du devoir, comme ensemble de valeurs pseudo-morales à partir desquelles chacun est convié à identifier sa propre valeur et celle de son existence. Celles-ci semblent fonctionner comme un ensemble solidaire d’idéaux pratiques interdépendants, se justifiant mutuellement : le travail, en tant que sentiment d’un devoir d’utilité sociale qui dissimule l’absurdité productiviste et conditionne le droit à une existence pseudo-viable ; le mérite, comme idéologie légitimant les inégalités (hiérarchies) socio-économiques ; la réussite, comme leitmotiv de la soumission, établissant comme critère de valorisation personnelle le niveau de revenu et le degré d’investissement au sein des dynamiques de reproduction des dominations ; les (pseudo-)loisirs, comme justification complémentaire du labeur et ininterruption de la participation au règne marchand… Et soyons clair : ces valeurs ou représentations sociales, et leurs combinaisons, ne se contentent pas de produire des effets de légitimations concernant les modes de vie laborieux et abrutis consubstantiels au consumérisme/productivisme, mais visent de manière tout aussi évidente la légitimation et la production des membres appartenant aux catégories situées au sommet de la hiérarchie sociale, ou celles qui lui sont directement vassalisées : « représentants » politiques, « entrepreneurs », « investisseurs » et « experts » en tout genre… Symétriquement, elles personnalisent « l’échec » des exclus en les présentant comme individuellement responsables de leur situation (méritocratie), tout en les rendant collectivement complices en tant que consommateurs insatiables, partageant avec leurs maîtres tant l’idéal de richesse que les pratiques concurrentielles qui s’effectuent aussi bien au travers du carriérisme qu’au travers de l’acquisition des apparats ostentatoires visant à marquer sa distinction (quoique n’exprimant finalement rien d’autre que du conformisme, quelle que soit la pluralité des goûts et tendances par lesquels il prend forme). La question consiste à savoir dans quelle mesure ce type de subjectivité survie et peut survivre à l’intensification continue des souffrances au travail, à la raréfaction de ce dernier, à l’extravagance des inégalités et aux expériences vécues d’insatisfactions vis-à-vis des divertissements marchands et de ses solitudes comme pseudo-palliatif aux autres misères du quotidien… Question qui peut aussi se formuler de façon plus inquiète, lorsqu’elle interroge la manière dont ces insatisfactions s’expriment et s’exprimeront sous les traits d’un ressentiment favorable au développement de subjectivités haineuses.

« Populisme » xénophobe et technocratisme autoritaire…

Car à cet ensemble articulé de représentations idéologiques structurant la formation des identités sociales dominées et dominantes, s’ajoute une série de stratégies qui, plutôt que de conforter unilatéralement les premières, présentent opportunément certaines d’entre-elles comme trop libérales, « bien pensantes », trop peu conservatrices. Ces stratégies tendent alors d’une part à valoriser, aux yeux de ceux qui n’y sont pas sensibles, les premières comme étant d’autant plus souhaitables ou acceptables que les alternatives présentées leurs apparaissent comme dangereuses et régressives, d’autre part, à prolonger et confirmer le mouvement de formation d’identités autoritaires, égocentriques et infantiles qu’ont produits avec trop d’efficacité les dispositifs de socialisation conformes aux capitalismes « libéraux ».

Le racisme, et la xénophobie de manière générale, représente certainement la stratégie la plus courue de radicalisation de la politique d’abrutissement et d’infantilisation des populations dominées. Il présente plusieurs avantages, à commencer par celui de prendre racine au sein d’une tradition quasi universelle de méfiance envers l’autre, méfiance d’autant plus paranoïaque que l’autre nous apparaît comme véritablement différent. Il s’inscrit pourtant en faux contre l’idéologie du mérite, mais c’est justement là qu’il trouve son utilité principale. Il permet en effet d’intégrer les pauvres à une sphère dans laquelle ils pourront eux aussi jouer le rôle de ceux qui excluent, leurs fournissant un bouc-émissaire vis-à-vis duquel ils peuvent se représenter non plus comme simple « looser » de la compétition sociale, mais comme victimes d’une concurrence déloyale. Si bien entendu la xénophobie n’est en rien le privilège des classes « populaires », elle offre cependant à celles-ci l’opportunité d’accepter globalement les règles qui ont engendré leur exclusion en détournant leurs critiques et ressentiments vers une catégorie plus stigmatisée que la leur, permettant en retour un sentiment d’appartenance à une communauté nationale fantasmée, à défaut d’une intégration économique et sociale vécue. Plus encore, la revendication d’une amélioration de leur situation économique et sociale peut, par le biais du discours xénophobe, s’exercer sans mettre en cause la classe dominante qui organise, parallèlement à leur exclusion, la concurrence entre exclus, dans une parfaite application du « diviser pour mieux régner ». Il n’est pas anodin que ce détournement de l’attention des classes sociales dominées vers le renforcement des stigmatisations raciales soit aujourd’hui pratiqué aussi bien par des gouvernements de « droite » que de « gauche » : à la fois symptôme et tentative de contournement d’une situation politico-sociale de crise, l’usage politique du racisme ne permet pas seulement ce détournement de l’attention, mais aussi, et peut-être surtout, le renforcement des dispositifs sécuritaires qui, présentés et accueillis comme nécessaires face à une délinquance aujourd’hui clairement assimilée à une jeunesse « issue de l’immigration », d’une part effectue un redoublement de l’exclusion économico-sociale de cette jeunesse par un traitement policier et juridique spécifique, et d’autre part rend disponible le climat et l’arsenal répressif ainsi mis en place pour d’autant mieux mater, pénaliser et même criminaliser les élans et mouvements contestataires en tant que troubles à l’ordre public si ce n’est en tant qu’activités terroristes7.

D’autres stratégies de domination prennent plus directement encore le contre-pied de l’idéologie du capitalisme libéral, visant alors l’acceptation d’une gouvernance par le capital qui ne s’encombre plus des subterfuges de l’acquiescement populaire. Ainsi, la représentation « démocratique », dont il est pourtant évident qu’elle repose sur la reproduction par cooptation d’une clique d’opportunistes au service des grands marchands, est de plus en plus critiquée comme un obstacle à la mise en place des politiques « nécessaires », imposées par la « compétition internationale ». Il est même devenu courant d’entendre des suppliques, de la part même de ceux qui nous « représentent » ou qui souhaiteraient en obtenir le mandat, soulignant l’urgence qu’il y a à mettre en place des « réformes impopulaires », avec le « courage politique » qu’implique le fait de gouverner à l’encontre de la volonté de la majorité. Cette tendance à l’autoritarisme politique s’accompagne là aussi de toute sorte de contraintes s’exerçant sur les corps, par l’augmentation et l’intensification de la répression des mouvements sociaux – fichages, procès, gardes à vue, violences policières, limitation du droit de grève, de rassemblement ou de circulation, etc… Ce désaveux de la pseudo-démocratie par ceux-là même qui en sont les professionnels a déjà pris un élan suffisant pour permettre d’imposer un encadrement extra-politique de la gestion de pays entiers, comme en Grèce, où la souveraineté nationale a su être monnayée malgré l’opposition insistante de la population. Il semble de plus en plus manifeste que le discours et la pratique « politique » ne consiste plus tant à convaincre qu’il existe des choix plus pertinents que d’autres parmi différents possibles, qu’à affirmer l’absence de choix et l’inéluctabilité d’une paupérisation massive8 comme unique solution au maintien ou à la reconquête de ce qui ose encore s’affirmer comme « stabilité économique ». À vrai dire, la stratégie mise en œuvre ne manque pas d’audace : la crise économique globale des régimes capitalistes, pourtant officiellement reconnue comme découlant d’une dérégulation légalement orchestrée de la finance, fut l’occasion effarante d’un double discours qui alterna les rengaines implorant la moralisation de la finance, parfois même stigmatisée comme le « véritable adversaire », et les discours tantôt moralisateurs tantôt technocratiques justifiant une austérité qui elle est concrètement mise en œuvre. Alors même que l’origine de la crise fut clairement identifiée à l’usage démentiel que les puissances économiques ont fait (sans surprise) de leurs libertés sans cesse accrues par les législations nationales et les accords transnationaux, alors même que cette crise mettait en évidence l’impact et donc le pouvoir colossal des organismes financiers sur la société dans son ensemble, ainsi que les conséquences à tout point de vue désastreuses de ce pouvoir, les gouvernements n’ont eu cesse de s’incliner face aux injonctions autoritaires des « marchés » et des agences de notation, et délaissèrent progressivement, quoique avec une relative promptitude, l’ambition de façade d’une régulation accrue de la finance. Plutôt que de s’échiner à préserver les apparences, et prolonger par de nouvelles mascarades les démonstrations visant à convaincre le bon peuple que le capitalisme et la démocratie sont intimement liés, les gouvernements, sitôt que la crise de la finance fut reportée sur celle de l’endettement des États, se sont accordés pour déléguer ouvertement leur autorité aux organismes extra-parlementaires représentant plus ou moins officiellement les intérêts du capital (FMI, OMC, Commission et Banque Centrale Européenne), avec pour objectif annoncé de poursuivre le remboursement des créanciers (les banques) fut-ce au prix de la prolongation et de l’approfondissement de la crise, impliqués par les politiques de « rigueur ». Appliquant comme il se doit la « stratégie du choc »9, la crise fut ainsi l’occasion paradoxale d’accélérer le mouvement qui la produisit, de renforcer l’autorité des agents qui l’ont engendrée, de reconduire la logique et le système qui pourtant incarnaient le sujet de ce qui était en crise, le capitalisme… Si par là même, le paradigme de la rationalité économique semble prétendre, certes de manière peu crédible, préserver sa légitimité et maintenir ses prérogatives, c’est cette fois en l’affichant de façon suffisamment transparente comme peu compatible avec celui de la représentation démocratique. L’esquisse d’un gouvernement international n’a peut-être jamais été si bien tracée, mais, dans une continuité logique et historique avec la « mondialisation » de « l’économie de marché », ce gouvernement rend plus évident que jamais l’aspect superflu et encombrant de l’intervention et de l’opinion des peuples. La « mise sous tutelle » de la Grèce – formule qui ne prend même pas la peine de déguiser son paradigme antidémocratique – permet d’entrevoir avec quelle résolution et quelle violence le capitalisme entend poursuivre la guerre des classes en cours. Pays pour lequel la crise de l’endettement succède aux conseils intéressés de Goldman Sachs10, et dont la dette a été artificiellement gonflée afin de justifier l’ampleur des réformes d’austérités (celles-ci s’accompagnant malgré tout d’une augmentation substantielle du budget militaire, bénéficiant à ses principaux « soutiens » que sont l’Allemagne et la France11), la Grèce illustre de manière édifiante le glissement qui s’opère du point de vue de la stratégie de soumission des populations : les contraindre, quand bien même on ne parvient plus à les convaincre.

« Crise des significations » : les symptômes de la désillusion

Contraindre, en effet, car il paraît clair que les peuples en question ne restent pas totalement indifférents face à cette dynamique. L’irresponsabilité manifeste et dramatiquement conséquente des agents économiques dominants, et le renforcement paradoxal des dispositifs visant à maintenir leur capacité de nuisance, ont produit et produisent des mouvements de contestation à peu près partout dans le monde. Le pouvoir de la finance, et de plus en plus souvent, le capitalisme lui-même, sont dénoncés de manière croissante, et ce parallèlement à la « démocratie » représentative, dont le caractère illusoire devient évident pour un nombre croissant de « citoyens »12, du fait même de son impuissance auto-proclamée (auto- proclamation qui n’est finalement qu’une tentative de dernier recours pour dénier sa corruption et sa collusion vis-à-vis des pouvoirs économiques). Ces mouvements, bien que jusqu’ici incapables d’obtenir quoi que ce soit, et à vrai dire à peine capable de réclamer quoi que ce soit de concret, semblent pourtant appuyer la thèse d’un changement d’époque, pour laquelle le plancher des valeurs sociales partagées ne paraît plus suffire à porter les espoirs de « progrès » des multitudes. Il faut dire que la publication et médiatisation d’études rapportant les faits de guerres extravagant de l’oligarchie – par exemple le fait que 85 personnes détiennent autant de richesses que l’ensemble des 3,5 milliards d’individus les plus pauvres13 – laissent difficilement indifférents, et semblent devoir éveiller même les plus ensommeillés quant à la valeur exacte du progrès que sont sensés produire la « représentativité politique » et la « liberté économique ». Cette double remise en question (économique et politique), que l’on a pu entendre notamment en Grèce, en Espagne, au Portugal, aux USA et au Québec14, en manifestant de manière relativement massive la désillusion d’individus qui, dans une proportion étonnante, étaient de ceux qui traditionnellement n’élèvent pas la voix, n’investissent pas les luttes collectives, et s’occupaient plutôt de leur propre « réussite », doit certainement être considérée avec gravité, comme l’expression d’un ameublement conséquent du terrain idéologique sur lequel vivent les populations occidentales, rendant envisageable la germination de perspectives nouvelles et la floraison d’activismes révoltés. Car au travers les revendications d’une « démocratie réelle » (régulièrement entendue comme démocratie directe), le souhait d’une refondation républicaine par la mise en place d’une assemblée constituante (qu’un certain nombre souhaitent constituer à partir d’un tirage au sort)15, de la subordination de la finance, voire de l’économie, à un pouvoir politique démocratique, de la récupération du pouvoir de création monétaire et celui du financement de l’économie, de l’annulation de la dette, de l’instauration d’un revenu garanti ou du plafonnement des revenus, ce qui s’agite de nouveau porte peut-être en lui plus que la revitalisation d’un élan de radicalité réformiste. Bien qu’il faille admettre que pour le moment, c’est tout au plus de cela qu’il s’agit, on ne peut écarter entièrement l’idée que s’esquissent quelques perspectives révolutionnaires, puisque l’histoire elle-même atteste la fréquence avec laquelle des velléités réformistes de la part des masses en luttent se régénèrent, face à la réaction, en ambitions et pratiques révolutionnaires. Qu’il soit possible de diagnostiquer chez les « indignés » de tous les pays la prégnance dans leurs rangs d’une certaine naïveté, logiquement associée à un certain manque de combativité, ne doit pas nous faire oublier que la lutte collective est une expérience à même de bouleverser les subjectivités, de produire chez la plupart de ceux qui s’y immergent des changements radicaux, concernant aussi bien leurs visions du monde que leurs pratiques des relations humaines. Si l’on peut analyser l’esprit de révolte qui anime nombre « d’indignés » à partir de la théorie, forgée par la pensée conservatrice, selon laquelle cette révolte a pour origine la frustration de ne pas parvenir à s’installer du bon coté de la hiérarchie sociale16, et que donc, en tant qu’enfants d’une classe moyenne à qui l’on avait fait miroiter les jouissances d’une ascension sociale au-delà du niveau de vie déjà plus ou moins confortable de leur parents, nous ne pouvons négliger la triste probabilité que leurs idéaux du jour soient vite étouffés par un recentrement égotique de l’ambition personnelle qui un moment s’est sublimée comme ambition collective et solidaire, il ne faut pas non plus sous-estimer la possibilité d’un nouvel ancrage de ces subjectivités sur un sol définitivement subversif. Car derrière l’affranchissement des dogmes et illusions concernant ce que nous avons décrit comme appartenant au champ des représentations et valeurs sociétales (rationalité économique, souveraineté démocratique, progrès techno-scientifique), c’est aussi la sphère des valeurs subjectives, à partir desquelles les individus s’identifient et se valorisent, qui s’effrite, s’émiette et se fragilise profondément. L’incommensurable absurdité des inégalités socio-économiques ne fissure pas seulement la doctrine du progrès par le capitalisme et le parlementarisme, mais aussi les mythologies du mérite, de la compétition, de la consommation et du travail comme mode privilégié de subjectivation. Lorsque le projet d’une démocratie directe est proposé comme seule définition sensée du pouvoir du peuple, et ce bien au-delà des groupements libertaires ; ou bien lorsque des travailleurs réclament de nouveau, suite à l’annonce de confiscation de leurs outils de travail, la récupération de ceux-ci dans le cadre d’une gestion ouvrière, il ne s’agit pas seulement de l’expression d’une désillusion consommée concernant la capacité et la bonne volonté de leurs dirigeants actuels ou à venir, mais aussi la manifestation d’une perception renouvelée de leur propre capacité. À la crise de confiance et de « légitimité » des « experts » et « personnes autorisées » s’ajoutent une confiance en soi, une confiance en la population, et le sentiment précieux de sa légitimité à prendre en main ce qui trop longtemps a été délégué aux experts de la reproduction sociale. Lorsque s’élargit le cercle des militants pour un revenu inconditionnel garanti, ou pour le plafonnement des revenus, ce qui s’exprime ne peut se réduire au charitable refus que se côtoient avec tant d’insolence la misère la plus crue et le luxe le plus débauché, mais contient aussi le rejet du mérite et du travail comme mode de justification de l’exclusion, et donc comme mode de valorisation des individus. Derrière les revendications portées par tous ceux qui glissent ou dégringolent de la classe moyenne vers celle, s’élargissant sans fin, du précariat, se dessine donc les formes d’un conflit qui, à défaut d’incarner le réveil d’une lutte ouverte et consciente de la classe des travailleurs les plus exploités contre leurs exploitants et les institutions politiques qui les représentent, oppose néanmoins assez clairement aux dogmes néo-libéraux des espoirs de réformes dont l’orientation pourrait bien ouvrir la voie à un anti-capitalisme conséquent.

Mais, face à ces tendances contestataires progressistes, et quoi qu’il en soit du caractère prometteur ou non des perspectives qu’elles ouvrent, se dresse aussi de manière indéniable un tout autre élan populaire. Le mouvement Occupy fut précédé de celui du Tea Party. La crise économique en Grèce n’a pas seulement revivifié les mouvements anarchistes, elle a aussi fait surgir un parti néo-nazi. En France, l’homophobie et le sexisme font cortège, et manifestent haut et fort leur attachement à la famille patriarcale, tandis que l’extrême droite poursuit son ascension dans les sondages d’opinion et dans les urnes, après être parvenue à imposer son créneau à la quasi totalité de la droite dite « de gouvernement ». Le fantasme d’une « islamisation » de la France ne dérange plus seulement les esprits étriqués des intégristes catholiques, des vieux et vieilles aigris réactionnaires ou des beaufs franchouillards hypnotisés par TF1 au fond de leur campagne. Délinquance et immigration appartiennent depuis un certain temps déjà au même champ lexical pour une frange non négligeable de la population, d’autant moins négligeable qu’elle inclut nombre de politiciens et de journalistes. À cela s’ajoute la réémergence d’un anti-capitalisme et d’un anti-impérialisme fondée sur un antisémitisme mode années 30, pour lequel banquiers, finances, médias et gouvernements sont synonymes de pouvoirs sionistes, judaïques, juifs. Et, de manière plus spectaculaire encore, quoique ancré dans une tradition xénophobe massivement ordinaire et de longue date, le mépris et la haine des Roms, confinant à l’exclusion du genre humain, s’affirme de manière si décomplexée qu’un élu puisse se sentir autorisé à exprimer de manière préventive sa solidarité avec celui qui déciderait d’en venir au meurtre, qu’un autre regrette qu’Hitler n’en n’ai pas tué plus17, pendant que les gouvernements successifs entreprennent en toute impunité – malgré l’effarement officiel de certaines autorités européennes – d’évacuer « le problème » à coups de bulldozers et de charters… Une majorité de français s’affirme racistes18, si bien qu’effectivement, on en viendrait à croire qu’au pays des lumières, la bêtise, la haine et la peur soient devenues ce qui fonde « l’identité nationale ». L’occupation des esprits, des médias et du discours politique par la thématique d’une identité française qui, si elle n’a jamais véritablement existée sous la forme qu’elle s’attribue, ne s’affirme pas moins menacée, rend possible, aujourd’hui comme hier, le recouvrement de problèmes socio-économiques autrement plus concrets. À ceci près qu’aujourd’hui, nombre des propagandistes de la haine raciale recouvrent ces problèmes non plus en les taisant, mais en les amalgamant à leurs perspectives nationalistes… Après avoir longtemps défendu une ligne politico-économique reaganienne, le Front National a pris ses distances avec la logique néo-libérale, et, à l’instar de nombreux mouvements d’extrêmes droites contemporains, s’est mis à pourfendre la mondialisation, la finance, voire le capitalisme lui-même. Ainsi, la crise de l’imaginaire capitaliste ne s’exprime pas seulement au travers d’une tendance « progressiste », mais aussi par le biais d’idéologies réactionnaires. Et, plus surprenant, la critique du parlementarisme qui, de la part des droites « décomplexés », s’accompagne généralement de l’exigence d’un homme fort et d’un pouvoir autoritaire, rejoint aujourd’hui chez certains l’exigence d’une véritable souveraineté populaire, d’une démocratie directe ou semi-directe. La confusion, le « confusionnisme » atteint alors un niveau inquiétant, et menace dangereusement les perspectives de transformations sociales lorsque se multiplient les personnalités (Michel Collon, Etienne Chouard, M’Bala Bala Dieudonné, Alain Soral, etc.) qui combinent des critiques et analyses féroces du capitalisme, de l’impérialisme, de la « démocratie » représentative, de l’islamophobie ou des manipulations médiatiques, à des références anti-sémites ou négationnistes, à des grilles d’analyses systématiquement conspirationnistes, à des soutiens envers des dictatures, à des copinages avec le Front National ou d’autres organisations et personnalités officiellement d’extrême droite… Phénomène d’autant plus désolant que quelqu’un comme Etienne Chouard semble avoir pour auditoire des individus qui sont en partie parmi ceux que l’intensité et la diversités des crises actuelles ont conduit à se préoccuper de manière relativement récente des problématiques politiques globales – et dont on peut supposer qu’ils sont pour nombre d’entre-eux sincères lorsqu’ils le défendent contre les accusations et critiques qu’il engendre. Et phénomène d’autant plus dramatique qu’il semble renouveler ce qui, il y a longtemps, polluait les discours de penseurs révolutionnaires, à la manière d’un Proudhon prônant l’extermination des Juifs…

Si donc l’idéologie dominante vacille, il y a quelques raisons de ne pas s’enthousiasmer trop vite, d’autant qu’il est raisonnable de penser qu’à choisir, les dominants actuels – la classe des richissimes propriétaires – préféreront peser sur la balance en faveur d’un néo-fascisme plutôt que d’un socialisme « en-bas, à gauche », de la même façon qu’ils s’entendaient hier pour s’accommoder d’un Hitler plutôt que du Front Populaire ; et de la même manière qu’aujourd’hui, ils savent saisir les opportunités qu’offrent les régimes autoritaires d’Afrique ou d’Asie, sans éprouver le moindre scrupule à tirer profits des modes d’exploitations néo-esclavagistes des ouvriers – femmes et enfants compris – qu’ils y pratiquent. De fait, ils savent aussi bien que nous que, quel que-soit la rhétorique employée par les fascistes de tout poil, et quand bien même leur opportunisme les conduit aujourd’hui à fustiger les « grands patrons » et la mondialisation économique, ils sauront, demain, bien mieux s’entendre avec eux qu’avec l’anti-capitalisme et la souveraineté démocratique d’un peuple revendiquant une refondation théorique et pratique des idéaux de liberté et d’égalité – sociales, politiques et économiques.


notes et références

1 Dimension pourtant essentielle à la combativité des dominés en tant que point d’ancrage d’une solidarité transversale aux diverses autres distinctions sociales, fondée sur une appropriation subjective et collective d’une situation objective partagée, et permettant ainsi l’élaboration d’objectifs eux-mêmes paratagés, à travers la constitution idéalement autonome d’un sujet collectif

2 Bien sûr, persiste et persistera toujours ce commun que fondent les relations amicales ou amoureuses. Leur parasitage et fagocitage par l’organisation marchande des relations humaines est néanmoins flagrant pour nombre d’entre-nous, et semblent plutôt s’accroître que diminuer. Il persiste aussi, bien entendu, quelques îlots de communautés, où se maintiennent et se recréent des liens véritablement sociaux, justement en réaction et avec l’énergie de ceux qui sentent la tendance à la désertification humaine de l’espace social.

3 Selon le mot de Castoriadis, nous rappelant que le mot idiot à pour origine idioteuein, individu privé… Introduction au Contenu du Socialisme

4 Lire par exemple : http://www.inpes.sante.fr/30000/actus2012/004.asp ; Le Monde, 13/04.2012, La drogue au travail : les dopés du quotidien

5 Lire par exemple : Scienceshumaine.com, Tout plaquer : une aventure à haut risque

6 Il y a bien discussions de ces problèmes, mais celles-ci restent le plus souvent superficielles ou confidentielles. Superficielles lorsqu’elles ont lieu par l’intermédiaire des mass-médias, ou entre amis et collègues désabusés ; confidentielles lorsqu’elles sont l’objet d’études universitaires. Pourtant, il est à envisager que la situation ait évoluée : évolution dont il est ici justement question.

7 Souvenons-nous de l’affaire Tarnac

8 Paupérisation qui n’est uniquement à entendre comme diminution des revenus du travail, mais aussi comme diminution de l’accès à ce qui en était plus ou moins dissocié, comme la santé ou l’éducation…

9 Voir Naomie Klein, La stratégie du choc

10 Lire par exemple : http://www.humanite.fr/goldman-sachs-et-la-grece-une-histoire-de-vampire

11 Lire par exemple : http://www.marianne.net/La-Grece-est-endettee-mais-surarmee-Cherchez-l-erreur_a207086.html

12 Lire par exemple : Français, Allemands ou Chinois… Ils ne croient plus dans les vertus du capitalisme, Bastamag

13 A moins que ce ne soit 67 personnes… Etude de l’ONG Oxfam, lire par exemple : http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20140120trib000810501/les-85-plus-riches-du-monde-possedent-autant-que-les-35-milliards-les-plus-pauvres.html , http://www.humanite.fr/les-67-plus-riches-possedent-autant-que-les-35-milliards-plus-pauvres

14 A ces mouvements sociaux, nous pourrions aussi ajouter les mouvements électoraux qui, sous des formes certes différentes, ont exprimé en Allemagne, en Espagne et en Italie, à travers les suffrages en faveurs du Parti Pirate, de Podemos et du Mouvement 5 étoiles, une remise en cause importante de la démocratie représentative et parlementaire.

15 A ce sujet, lire l’article du collectifs : Contre la Constituante

16 Lire par exemple : Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Pourquoi se révolte-t-on ? | Contretemps

17 Sur la référence à Hitler, il s’agit du député-maire Gilles Bourdouleix ; Régis Cauche affirme lui que « si un Croisien commet l’irréparable, je le soutiendrai », tandis que Didier Réault, un élu UMP des Bouches-du-Rhône, a pu inviter à jeter des cocktails Molotov sur des campements Roms.

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