[Babeuf] Manifeste des Plébéiens (1795)

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Extraits du Manifeste des Plébéiens de Gracchus Babeuf, où ont été gardé les passages qui concernent le fond de son propos, et retiré ceux plus contextuels, dont toute la première partie, où Babeuf répond aux accusations et attaques de ses contradicteurs…

[…]

Nous avons posé que l’égalité parfaite est de droit primitif ; que le pacte social, loin de porter atteinte à ce droit naturel ne doit que donner à chaque individu la garantie que ce droit ne sera jamais violé, que dès lors il ne devrait y avoir jamais eu d’institutions que favorisassent l’inégalité, la cupidité, qui permissent que le nécessaire des uns put être envahi pour former un superflu aux autres. Que cependant, il était arrivé le contraire ; que d’absurdes conventions s’étaient introduites dans la société et avaient protégé l’inégalité avaient permis le dépouillement du grand nombre par le plus petit ; qu’il était des époques où les derniers résultats de ces meurtrières règles sociales, étaient que l’universalité des richesses de tous se trouvait engloutie dans la main de quelques-uns ; que la paix, qui est naturelle quand tous sont heureux, devenait nécessairement troublée alors ; que la masse ne pouvant plus exister, trouvant tous hors de sa possession, ne rencontrant que des cœurs impitoyables dans la caste qui a tout accaparé, ces effets déterminaient l’époque de ces grandes révolutions, fixaient ces périodes mémorables, prédites dans le livre des Temps et du Destin, où un bouleversement général dans le système des propriétés devient inévitable, où la révolte des pauvres contre les riches est d’une nécessité que rien ne peut vaincre.

Nous avons démontré que, dès 89, nous en étions à ce point, et que c’est pour cela qu’a éclaté alors la Révolution. Nous avons démontré que, depuis 89, et singulièrement depuis 94 et 95, l’agglomération des calamités et de l’oppression publiques avaient singulièrement rendu plus urgent l’ébranlement majestueux du Peuple contre ses spoliateurs et ses oppresseurs.

[…]

Jusqu’à quand durera la rage des ennemis du Peuple ?… Jusqu’à ce que le Peuple sera ce qu’il a été partout et dans tous les temps où il s’est montré digne, par son courage, de triompher de ses ennemis, et de faire triompher cette justice qu’il aime. Jusqu’à ce qu’il ne fermera plus la bouche à ceux qui veulent le défendre. Jusqu’à ce qu’il ne traitera plus d’imprudents les hommes qui se dévouent pour déclarer une guerre terrible à ceux qui le jugulent.

[…]

Est -ce la loi agraire que vous voulez, vont s’écrier mille voix d’honnêtes gens ? Non : c’est plus que cela. Nous savons quel invincible argument on aurait à nous y opposer. On nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; que, dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait. Les tribuns de la France, qui nous ont précédés, ont mieux conçu le vrai système du bonheur social. Ils ont senti qu’il ne pourrait résider que dans des institutions capables d’assurer et de maintenir inaltérablement l’égalité de fait.[ …]

Tous les moralistes de bonne foi reconnurent ce grand principe, et cherchèrent à le consacrer. Ceux qui l’énoncèrent plus clairement, furent, à mon avis, les hommes les plus estimables et les plus distingués, tribus. Le juif Jésus-Christ ne mérite que médiocrement ce titre, pour avoir trop obscurément exprimé la maxime : Aime ton frère comme toi-même, a-t-il dit. Cela insinue bien, mais cela ne dit pas assez explicitement que la première de toutes les lois est qu’aucun homme ne peut légitimement prétendre que nul de ses semblables soit moins heureux que lui.

Jean-Jacques1 a mieux précisé ce même principe, quand il a écrit : Pour que l’état soit perfectionné, il faut que chacun ait assez, et qu’aucun n ‘ait trop. Ce court passage est, à mon sens, l’élixir du contrat social. Son auteur l’a rendu aussi intelligible qu’il le pouvait au temps où il écrivait, et ce peu de mots suffit à qui sait entendre.

Écoutez Diderot, il ne vous laissera pas plus d’équivoque sur le secret du véritable et seul système de sociabilité conforme à la justice : Discourez tant qu’il vous plaira, dit-il, sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition. Il ne faut point de commentaire pour expliquer que, dans la meilleure forme de gouvernement, il faut qu’il y ait impossibilité à tous les gouvernés de devenir, ou plus riches, ou plus puissants en autorité, que chacun de leurs frères ; afin qu’au terme d’une juste, égale et suffisante portion d’avantages pour chaque individu, là, la cupidité s’arrête et l’ambition rencontre des bornes judicieuses.

Robespierre va aussi vous dire que telles sont les bases de tout pacte fondé sur l’équité, sur les droits primitifs ou de la nature. Le but de la société, dit-il dans sa Déclaration des Droits, est le bonheur commun, c’est-à-dire, évidement, le bonheur égal de tous les individus, qui naissent égaux en droits et en besoins. Et plus loin, cette autre maxime de morale éternelle : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais point qu’on te fit à toi. C’est-à-dire : « Fais aux autres tout ce que tu voudrais qu’on te fit ; veuille que chacun des autres soit aussi heureux que tu désires l’être, sois par conséquent tout à fait égal à toi, ni plus ni moins que toi. »

Et n’était-ce pas armé de la plus souveraine raison, que Saint-Just, lorsqu’on paraissait vouloir contester ces vérités incontestables, venait leur donner une double égide, en vous adressant ces paroles remarquables, à vous, Sans-culottes toujours opprimés : « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. »

La religion de la pure égalité, que nous osons prêcher à tous nos frères dépouillés et affamés, leur paraîtra peut-être encore neuve à eux-mêmes, quelque naturelle qu’elle soit ; elle leur paraîtra, dis-je, peut-être encore neuve, par la raison que nous sommes tellement vieillis dans nos barbares et tortueuses institutions, que nous avons peine à en concevoir de plus justes et de plus simples. Mais qu’ils sachent que je ne suis point le premier précurseur de celle-ci. Armand de la Meuse a complètement rempli sa carrière conventionnelle. Il est encore vivant et glissant dans je ne sais lequel des deux Conseils. Croirait-on qu’au 26 avril 93, le journal d’Andouin conserve de lui ce discours trois fois remarquable :

« Les homme qui voudront être vrais, avoueront qu’après avoir obtenu l’égalité politique de droit, le désir le plus naturel et le plus actif, c’est celui de l’égalité de fait.

« Il y a plus, c’est que, sans le désir ou l’espoir de cette égalité de fait, l’égalité de droit ne serait qu’une illusion cruelle, qui au lieu des jouissances qu’elle a promises, ne ferait qu’éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus nombreuse et la plus utile des citoyens.

« J’ajouterai que les primitives institutions sociales ne peuvent même avoir eu d’autre objet que d’établir l’égalité de fait entre les hommes ; et je dirai encore qu’il ne peut pat exister, en morale, une contradiction plus absurde et plus dangereuse que l’égalité de droit, sans l’égalité de fait : car, si j’ai le droit, la privation du fait est une injustice, et une injustice révoltante.

« Loin de nous toutes ces distinctions métaphysiques, ces productions séductrices et fallacieuses de la vanité et de l’égoïsme. Il est une vérité éternelle, à laquelle il faut enfin que tous rendent volontairement l’hommage qui lui est dû, si l’on veut prévenir l’hommage forcé qu’on voudrait peut-être lui rendre trop tard ; c’est que l’égalité de droits est un don de la nature, et non un bienfait de la société : voilà les droits de l’homme. Mais ces droits ayant été méconnus, et l’égalité de droit n’ayant souvent pu procurer aux hommes faibles l’égalité de fait, sans laquelle la première ne pourrait rien être pour eux, ils se sont réunis pour s’assurer mutuellement et par le fait la jouissance de l’égalité de droit : voilà les droits du citoyen :

« …Si les hommes, dans l’état de nature, naissent égaux en droits, ils ne naissent point égaux dans le fait ; car la force et l’instinct, qu’ils tiennent aussi de la nature, établissent entre eux une très grande inégalité de sort, malgré l’égalité de droit : mais leur réunion et leurs institutions sociales ne peuvent et ne doivent avoir d’autre objet que de maintenir par le fit, cette égalité de droit, en garantissant le faible de l’oppression du plus fort, et en soumettant l’industrie des uns, à l’utilité de tous.

« … L’erreur la plus funeste et la plus cruelle dans laquelle l’Assemblée constituante, l’assemblée législative et la Convention nationale soient tombées, en marchant servilement sur les pas des législateurs qui les ont précédés, c’est… de n’avoir pas marqué les limites du droit de propriété, et d’avoir abandonné le Peuple aux spéculations avides du riche insensible.

« Ne cherchons point, si, dans la loi de nature, il peut y avoir des propriétaires, et si tous les hommes n’ont point un droit égal à la terre et à ses productions ; il n’y a point de doute, et il ne peut y en avoir entre nous sur cette vérité.

« Ce qu’il importe de savoir, et de bien déterminer, c’est que si, dans l’état de société, l’utilité de tous a admis le droit de propriété, elle a dû aussi limiter l’usage de ce droit, et ne pas le laisser à l’arbitraire du propriétaire ; car, en admettant ce droit, sans précaution, l’homme qui, par sa faiblesse dans l’état de nature, était exposé à l’oppression du plus fort, n’aura fait que changer de malheur par le lien social.

« Ce qui état faiblesse dans le premier état est devenu pauvreté dans le second. Dans l’un, il était la victime du plus fort ; dans l’autre, il est celle du riche et de l’intriguant. Et la société, loin d’être un bienfait pour lui, l’aura au contraire privé de ses droits naturels avec d’autant plus d’injustice et de barbarie, que, dans l’état de nature, il pouvait au moins disputer sa nourriture aux bêtes féroces ; au lieu que les hommes, plus féroces qu’elles, lui ont interdit cette faculté par ce même lien social, en telle sorte, qu’on ne sait ce qui doit étonner le plus, ou de l’imprudente insensibilité du riche, ou de la patience vertueuse du pauvre.

« C’est pourtant sur cette patience que repose l’ordre social ; c’est sur cette patience que le riche voluptueux repose tranquillement ; c’est par l’effet de cette patience vertueuse et magnanime, que le pauvre, courbé dès l’enfance sur la terre, ne s’y repose à la fin de ses jours que pour ne plus la revoir ; heureux de trouver, dans ce repos terrible, le terme de ses maux ; et, pour le prix de tant de vertus, nous l’abandonnerions encore à nos institutions barbares, et nous oserions en perpétuer les vexations et les abus !

« On a beau dire que le pauvre jouit, comme le riche, d’une égalité commune aux yeux de la loi, ce n’est là qu’une séduction politique.

« Ce n’est pas une égalité mentale qu’il faut à l’homme qui a faim ou a des besoins : il l’avait, cette égalité, dans l’état de nature. Je le répète, parce que ce n’est pas là un don de la société ; et parce que, pour borner là les droits de l’homme, il valait autant et mieux pour lui rester dans l’état de nature, cherchant et disputant sa subsistance dans les forêts ou sur le bord des mers et des rivières.

« … La première et la plus dangereuse des objections, quoique la plus immorale, c’est le prétendu droit de propriété, dans l’acceptation reçue. Le droit de propriété ! Mais quel est donc ce droit de propriété ? Entend-on par là la faculté illimitée d’en disposer à son gré ? Si on l’entend ainsi, je le dis hautement, c’est admettre la loi du plus fort, c’est tromper le vœu de l’association, c’est rappeler les hommes à l’exercice des droits de la nature, et provoquer la dissolution du corps politique. Si, au contraire, on ne l’entend pas ainsi, je demande quelle sera donc la mesure et la limite de ce droit ? Car enfin, il en faut une. Vous ne l’attendez pas, sans doute, de la modération du propriétaire ?…

« … Voulez-vous de bonne foi le bonheur du peuple ? Voulez-vous le tranquilliser ? Voulez -vous le lier indissolublement au succès de la Révolution et à l’établissement de la République ? Voulez-vous faire cesser ses inquiétudes et les agitations intestines, déclarer aujourd’hui que la base de la Constitution républicaine de Français sera la limite du droit de propriété…

« Ce n’est plus dans l’esprit qu’il faut faire la révolution, ce n’est plus là qu’il faut chercher son succès : depuis longtemps elle y est faite et parfaite, toute la France vous l’atteste : mais c’est dans les choses qu’il faut enfin que cette révolution, de laquelle dépend le bonheur du genre humaine, se fasse aussi toute entière. Eh ! Qu’importe au Peuple, qu’importe à tous les hommes un changement d’opinion, qui ne leur procurerait qu’un bonheur idéal ? On peut s’extasier, sans doute, pour ce changement d’opinion, mais ces béatitudes spirituelles ne conviennent qu’aux beaux esprits et aux hommes qui jouissent de tous les dons de la fortune. Il leur est bien facile, à ceux-là, de s’enivrer de la liberté et de l’égalité ; le Peuple aussi en a bu la première coupe avec délice et transport, il s’en est aussi enivré. Mais craignez que cette ivresse ne se passe, et que, revenu plus calme et plus malheureux qu’auparavant, il ne l’attribue à la séduction de quelques factieux, et qu’il ne s’imagine avoir été le jouet des passions ou des systèmes et de l’ambition de quelques individus. La situation morale du peuple n’est aujourd’hui qu’un beau rêve qu’il faut réaliser, et vous ne le pouvez qu’en faisant dans les choses la même révolution que vous avec faite dans les esprits. »

Et pourquoi ne ferions-nous pas supporter à notre frère Antonelle sa part du blâme et de la haine qui ne manqueront pas d’être déversés, par tous les amis et les défenseurs de la propriété, sur les concepteurs et les proclamateurs d’idées de niveau et de compas ? Il n’aura pas impunément écrit, dans ses Observations sur le droit de cité, les passages qui suivent :

« La nature n’a pas fait plus de propriétaires que de nobles : elle n’a fait que des êtres dépourvus, égaux en besoins comme en droits. La société, en se formant, a dû consacrer et reconnaître cette égalité des droits, précisément à cause de l’évidente égalité des besoins, et de l’identité sensible de l’espèce. Les progrès de l’état civil n’ont pu porter aucune légitime atteinte à cette égalité des droits ; ils ne pouvaient, au contraire, qu’en mieux démontrer la justice et la nécessité.

« Dans toute société bien ordonné,e, on a dû penser, on n’eut jamais dû mettre en oubli, que, bien loin de laisser ébranler ou altérer cette saine doctrine, il fallait en raffermir tous les appuis, pour qu’en dépit de l’avidité dévorante et du dédaigneux orgueil, le nécessaire au moins ne manquât jamais à personne…

« Le territoire en masse est essentiellement communal ; il est, sous ce rapport, la propriété par indivis du peuple souverain, de la masse totale des Français qui l’occupent et vivent de ses produits…

« Le territoire nourrit également ceux qui ont et ceux qui n’ont pas des arpents tous ensemble forment la Nation, propriétaire réelle et indessaisissable de ce territoire. »

[…]

Enfin, Fouché de Nantes est digne de notre plus grande admiration, dans le moment où nous le voyons consacrer, en quelques mots, dans son arrêté pris à Nevers, le 24 septembre de l’an II, notre sainte et sublime doctrine :

« Considérant (nous y dit-il) que le premier devoir des mandataires du Peuple doit être de tendre à rétablir promptement ses droits, à faire respecter sa souveraineté et à manifester sa toute puissance ;

« Considérant que l’égalité que le Peuple réclame, et pour laquelle il verse son sang, depuis la Révolution, ne doit pas être pour lui une illusion trompeuse ;

« Considérant que tous les citoyens ont un droit égal aux avantages de la société ; que leurs jouissances doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie ;

« Considérant que là où il y a des hommes qui souffrent, il y a des oppresseurs, il y a des ennemis de l’humanité ;

« Considérant que la surface de la République offre encore le spectacle de la misère et de l’opulence, de l’oppression et du malheur, des privilèges et de la souffrance, que les droits du Peuple y sont foulés aux pieds ;

« Considérant qu’il est instant de prendre des mesures de justices et d’humanité ;

« Arrête :

« Tous les citoyens infirmes, les vieillards, les orphelins indigents, seront logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leurs cantons respectifs ; les signes de la misère seront anéantis. – La mendicité et l’oisiveté sont également proscrites. Il sera fourni du travail aux citoyens valides, etc. »

Ah ! Qu’il était beau, alors, le rôle de Fouché… Qu’il y revienne, et soyons amis !

Qu’il n’y revienne pas, cela ne devra point empêcher le triomphe du système d’institutions qu’il a soutenu, et il faut que ce système finisse par avoir aussi son pouvoir exécutif.

Il est plus que temps. Il est temps que le peuple, foulé, assassiné, manifeste d’une manière plus grande, plus solennelle, plus générale qu’il n’a jamais été fait, sa volonté, pour que non seulement les signes, les accessoires de la misère, mais la réalité, la misère elle-même soient anéanties. Que le peuple proclame son Manifeste. Qu’il y définisse la démocratie comme il entend l’avoir, et telle que, d’après les principes purs, elle doit exister. Qu’il prouve que la démocratie est l’obligation de remplir, par ceux qui ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n’ont point assez !Que tout le déficit qui se trouve dans la fortune des derniers, ne procède que de ce que les autres les ont volés. Volé légitimement, si l’on veut ; c’est-à-dire, à l’aide de lois de brigands qui, sous les derniers régimes comme sous les plus anciens, ont autorisé tous les larcins ; à l’aide de lois, telle que toutes celles qui existent en ce moment ; à l’aide de lois, d’après lesquelles je suis forcé, pour vivre, de démeubler chaque jour mon ménage, de porter, chez tous les voleurs qu’elles protègent, jusqu’au dernier haillon qui me couvre ! Que le Peuple déclare qu’il entend avoir la restitution de tous ces vols, de ces honteuses confiscations des riches sur les pauvres.

Nous expliquerons clairement ce que c’est que le bonheur commun, but de la société,

Nous démontrerons que le sort de tout homme n’a pas dû empirer au passage de l’état naturel à l’état social.

Nous définirons la propriété.

Nous prouverons que le terroir n’est à personne, mais qu’il est à tous.

Nous prouverons que tout ce qu’un individu en accapare au-delà de ce qui peut le nourrir, est un vol social. […]

Nous prouverons que tout ce qu’un membre du corps social a au-dessus de la suffisance de ses besoins de toute espèce et de tous les jours est le résultat d’une spoliation de sa propriété naturelle individuelle, faites par les accapareurs des biens communs.

Que, par la même conséquence, tout ce qu’un membre du corps social a au-dessus de la suffisance de ses besoins de toute espèce et de tous les jours est le résultat d’un vol fait aux autres co-associés, qui en prive nécessairement un nombre plus ou moins grand de sa quote-part dans les biens communs.

Que tous les raisonnements les plus subtils ne peuvent prévaloir contre ces inaltérables vérités.

Que la supériorité de talents et d’industrie n’est qu’une chimère et un leurre spécieux, qui a toujours indûment servi aux complots des conspirateurs contre l’égalité.

Que la différence de valeur et de mérite dans le produit du travail des hommes, ne repose que sur l’opinion que certains d’entre eux y ont attachée, et qu’ils ont su faire prévaloir.

Que c’est sans doute à tort que cette opinion a apprécié la journée de celui qui fait une montre, vingt fois plus que la journée de celui qui trace des sillons.

Que c’est cependant à l’aide de cette fausse estimation, que le gain de l’ouvrier horloger l’a mis à portée d’acquérir le patrimoine de vingt ouvriers de charrue, qu’il a, par ce moyen, expropriés.

Que tous les prolétaires ne le sont devenus que par le résultat de la même combinaison dans tous les autres rapports de proportion, mais partant tous de l’unique base de la différence de valeur établie entre les choses par la seule autorité de l’opinion.

Qu’il y a absurdité et injustice dans la prétention d’une plus grande récompense pour celui dont la tache exige un plus haut degré d’intelligence, et plus d’application et de tension d’esprit ; que cela n’étend nullement la capacité de son estomac.

Qu’aucune raison ne peut faire prétendre une récompense excédant la suffisance des besoins individuels.

Que ce n’est non plus qu’une chose d’opinion que la valeur de l’intelligence, et qu’il est peut-être encore à examiner si la valeur de la force toute naturelle et physique ne la vaut point.

Que ce sont les intelligents qui ont donné un si haut prix aux conceptions de leurs cerveaux, et que, si c’eut été les forts qui eussent concurremment réglé les choses, ils auraient sans doute établi que le mérite des bras valait celui de la tête, et que la fatigue de tout le corps pouvait être mise en compensation avec celle de la seule partie ruminante.

Que, sans cette égalisation posée, on donne aux plus intelligents, aux plus industrieux, un brevet d’accaparement, un titre pour dépouiller impunément ceux qui le sont moins.

Que c’est ainsi que s’est détruit, renversé dans l’état social, l’équilibre de l’aisance, puisque rien n’est mieux prouvé que notre grande maxime : «  Qu’on ne parvient à avoir trop qu’en faisant que d’autres n’est poins assez ».

Que toutes nos institutions civiles, nos transactions réciproques, ne sont que les actes d’un perpétuel brigandage, autorisé par d’absurdes et de barbares lois, à l’ombre desquelles nous ne sommes occupés qu’à nous entre-dépouiller.

Que notre société de fripons entraîne à la suite de ses atroces conventions primordiales toutes les espèces de vices, de crimes et de malheurs contre lesquels quelques hommes de bien se liguent en vain pour leur faire la guerre qu’ils ne peuvent rendre triomphante, parce qu’ils n’attaquent point le mal dans sa racine, et qu’ils n’appliquent que des palliatifs puisés dans le réservoir des idées fausses de notre dépravation organique.

Qu’il est clair, par tout ce qui précède, que tout ce que possèdent ceux qui ont au-delà de leur quote-part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation.

Qu’il est donc juste de leur reprendre.

Que celui même qui prouverait que, par l’effet de ses seules forces naturelles, il est capable de faire autant que quatre, et qui, en conséquence, exigerait rétribution de quatre, n’en serait pas moins un conspirateur contre la société, parce qu’il en ébranlerait l’équilibre par ce seul moyen, et détruirait la précieuse égalité.

Que la sagesse ordonne impérieusement à tous les co-associés de réprimer un tel homme, de le poursuivre comme un fléau social, de le réduire au moins à ne pouvoir faire que la tache d’un seul, pour ne pouvoir exiger que la récompense d’un seul.

Que ce n’est que notre seule espèce qui a introduit cette folie meurtrière de distinctions de mérite et de valeur, et qu’aussi ce n’est qu’elle qui connaît le malheur et les privations.

Qu’il ne doit point exister de privations de choses que la nature donne à tous, produit pour tous, si ce n’est celles qui sont la suite des accidents inévitables de la nature, et que, dans ce cas, les privations doivent être supportées et partagées par tous.

Que les productions de l’industrie et du génie deviennent aussi la propriété de tous, le domaine de l’association entière, du moment même que les inventeurs et les travailleurs les ont fait éclore ; parce qu’elles ne sont qu’une compensation des précédentes inventions du génie et de l’industrie, dont ces inventeurs et ces travailleurs nouveaux ont profité dans la vie sociale, et qui les ont aidés dans leurs découvertes.

Que puisque les connaissances acquises sont le domaine de tous, elles doivent donc être également réparties entre tous.

Qu’une vérité contestée mal à propos par la mauvaise foi, le préjugé ou l’irréflexion, c’est que cette répartition égale des connaissances entre tous rendrait tous les hommes à peu près égaux en capacité et même en talents.

Que l’éducation est une monstruosité, lorsqu’elle est inégale, lorsqu’elle est le patrimoine exclusif d’une portion de l’association : puisqu’alors elle devient, dans les mains de cette portion, un amas de machines, une provision d’armes de toutes sortes, à l’aide desquelles cette première portion combat contre l’autre qui est désarmée, parvient facilement, en conséquence, à la juguler, à la tromper, à l’asservir sous les plus honteuses chaînes.

Qu’il n’est pas de vérité plus importante que celle que nous avons déjà citée, et qu’un philosophe a proclamée en ces termes : « Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition. »

Qu’il faut donc que les institutions sociales mènent à ce point, qu’elles ôtent à tout individu l’espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières, qu’aucun de ses égaux.

Qu’il faut, pour préciser davantage ceci, parvenir à enchaîner le sort, à rendre celui de chaque co-associé indépendant des chances et des circonstances heureuses ou malheureuses ; à assurer à chacun et à sa postérité, telle nombreuse qu’elle soit, la suffisance, mais rien que la suffisance ; et à fermer, à tous, toutes les voies possibles, pour obtenir jamais au-delà de la quote-part individuelle dans les produits de la nature et du travail.

Que le seul moyen d’arriver là est d’établir l’administration commune : de supprimer la propriété particulière ; d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît ; de l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun, et d’établir une simple administration de distribution, une administration des subsistances qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité, et les fera déposer dans le domicile de chaque citoyen.

Que ce gouvernement, démontré praticable par l’expérience, puisqu’il est celui appliqué aux douze cent mille hommes de nos douze armées (ce qui est possible en petit l’est en grand) : que ce gouvernement est le seul dont il peut résulter un bonheur universel inaltérable, sans mélange ; le bonheur commun, but de la société.

Que ce gouvernement fera disparaître les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes, les disputes, les procès, les vols, les assassinats, tous les crimes ; les tribunaux, les prisons, les gibets, les peines, le désespoir qui cause toutes ces calamités, l’envie, la jalousie, l’insatiabilité, l’orgueil, la tromperie, la duplicité, enfin tous les vices ; plus (et ce point est sans doute l’essentiel) le ver rongeur de l’inquiétude générale, particulière, perpétuelle de chacun de nous, sur notre sort du lendemain, du mois, de l’année suivante, de notre vieillesse, de nos enfants et de leurs enfants.

Tel est le précis sommaire de ce terrible manifeste que nous offrirons à la masse opprimée du Peuple français et dont nous lui donnons la première esquisse pour lui en faire saisir l’avant-goût. Peuple ! Réveille-toi à l’espérance, cesse de rester engourdi et plongé dans le découragement… Épanouis-toi à la à la vue d’un futur avenir heureux. Amis des rois ! Perdez toute idée que les maux dont vous avez accablé ce Peuple, le soumettront définitivement au joug d’un seul. Et vous, patriciens ! Riches ! Tyrans républicains ! Renoncez également et tous en même temps à vos spéculations oppressives, sur cette Nation qui n’a pas entièrement oublié ses serments à la Liberté. Une perspective, plus riante que tout ce dont vous la leurrez, s’offre à ses regards. Dominateurs coupables ! Au moment où vous croyez pouvoir, sans péril, appesantir vos bras de fer sur ce peuple vertueux, il vous fera sentir sa supériorité, il s’affranchira de toutes vos usurpations et de vos chaînes, il recouvrera ses droits primitifs et sacrés. Depuis trop longtemps, vous vous jouez de la magnanimité ; depuis trop longtemps vous insultez à son agonie.

« Le Peuple, dites-vous, est sans vigueur ; il souffre et il meurt sans oser se plaindre. » Les fastes de la République ne seront point souillés d’une telle humiliation ! Le nom français n’ira point à la postérité accompagnée d’un tel avilissement. Que cet écrit soit le signal, soit l’éclair qui ranime et revivifie tout ce qui eut autrefois de la chaleur et du courage ! Tout ce qui brûla d’une flamme ardente pour le bonheur public et la parfaite indépendance. Que le Peuple y prenne la véritable première idée de l’égalité ! Que ces mots : égalité, égaux, plébéianisme soient les mots de ralliement de tous les amis du Peuple. Que le Peuple remette à la discussion tous les grands principes ; que le combat s’engage sur le fameux chapitre de cette égalité proprement dite, et sur celui de la propriété ! Qu’il en goûte cette fois, précisément, la morale, et qu’elle l’embrasse d’un feu soutenu jusqu’à ‘entière consommation de son œuvre ! Qu’il renverse toutes ces anciennes institutions barbares, et qu’il y substitue celles dictées par la Nature et l’éternelle Justice. Et oui, tous les maux du Peuple sont à leur comble ; ils ne peuvent plus empirer ! Ils ne peuvent se réparer que par un entier bouleversement ? Que cette guerre atroce du riche contre le pauvre, prenne donc enfin une couleur moins ignoble ? Qu’elle cesse d’avoir ce caractère de toute audace d’un côté, et de toute lâcheté de l’autre ! Que les malheureux répondent enfin à leurs agresseurs !… Profitons de ce qu’ils nous ont poussés à bout. Avançons sans détours, comme des hommes qui ont le sentiment de leurs forces : marchons franchement à l’Égalité. Voyons le but de la société : voyons le bonheur commun !

Perfides ou ignorants ! Vous criez qu’il faut éviter la guerre civile ? Qu’il ne faut point jeter parmi le Peuple le brandon de la discorde… ? Et quelle guerre civile plus révoltante que celle qui fait voir tous assassins d’une part, et toutes victimes sans défense de l’autre ? Pouvez-vous faire un crime à celui qui veut armer les victimes contre les assassins ? Ne vaut-il pas mieux la guerre civile où les deux partis peuvent se défendre réciproquement ? Qu’on accuse donc, si l’on veut, notre journal d’être un tison de discorde. Tant mieux: la discorde vaut mieux qu’une horrible concorde où l’on étrangle la faim. Que les partis en viennent aux prises : que la rébellion partielle, générale, instante, reculée, se détermine ; nous sommes toujours satisfaits ! Que le Mont sacré ou la Vendée plébéienne se forme sur un seul point ou dans chacun des 86 départements ! Que l’on conspire contre l’oppression, soit en grand, soit en petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conciliabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que l’on conspire, et que désormais les remords et les transes accompagnent tous les moments des oppresseurs. Nous avons donné tout haut le signal, afin que beaucoup l’aperçoivent ; afin d’appeler beaucoup de complices ; nous leur avons donné les motifs bien justifiés et quelques idées de mode, nous sommes à peu près sûrs que l’on conspirera. Que la tyrannie essaie si elle peut se mettre en mesure de nous entraver… Le Peuple, dit-on, n’a point de guides. Qu’il en apparaisse, et le Peuple, dès l’instant, brise ses chaînes, et conquiert du pain pour lui et pour toutes ses générations. Répétons-le encore ; tous les maux sont à leur comble ; ils ne peuvent plus empirer ; ils ne peuvent se réparer que par un bouleversement total !!! Que tout se confonde donc !…, que tous les éléments se brouillent, se mêlent et s’entrechoquent !…, que tout rentre dans le chaos, et que du chaos sorte un monde nouveau et régénéré !

« Venons, après mille ans, changer ces lois grossières. »

1Rousseau, Du contrat social

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