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« Nous appartenons à un gang »

« Nous appartenons à un gang quoiqu’il arrive nous sommes solidaires » (un policier anonyme, Le Parisien)1.

Le passage à tabac et le viol à coup de matraque de Théo Luhaka par des policiers a suscité des gestes de solidarité qui ne surprendront que ceux dont la mémoire sait se faire sélective. Lorsqu’un banal harcèlement policier « dégénère » en une violente agression, la corporation, choquée, organise une collecte d’argent « pour venir en aide aux familles des policiers suspendus ». Un policier, ému par la tragédie, s’inquiète : «  ça va être dur pour les familles ». Et s’indigne : « c’est toute la corporation qui va manger. » Nous ne saurons pas s’il s’agit du même policier qui, sans ambages, présentait fièrement sa corporation à la manière d’une bande organisée de voyou, un « gang », à la solidarité inébranlable.

Sans surprise, cette solidarité avec les agresseurs se manifestera avec conviction par les gradés et représentants syndicaux de la profession. Alors que le secrétaire général de l’Unité SGP Police – FO exige le respect de la présomption d’innocence, un représentant d’Alliance ne se contente pas de présumer : « nous ne pouvons pas imaginer que des policiers se soient livrés volontairement à un acte aussi abject et nous continuons à leur apporter notre soutien ». L’enquête de la police des polices, l’IGPN, dont la solidarité peut s’exprimer bien plus concrètement, s’empressera de trancher : il n’y a pas eu viol, car il n’y a pas eu intention de violer. Il s’agit donc d’un « accident ».

Le législateur n’avait pas envisagé le cas de figure : « l’acte de pénétration » qui caractérise légalement le viol, il n’avait pas songé à le qualifier « d’intentionnel », afin que la justice puisse distinguer, parmi les actes de pénétrations forcées, ceux qui relèvent du viol de ceux qui relèvent de « l’accident ».

Anticipant craintivement qu’une aussi macabre solidarité n’amplifie la rage des habitants et le risque d’émeutes, l’ex-flic B. Beschizza, devenu maire de la commune d’Aulnay – et qui à ce titre a largement participé à amplifier la présence policière dans ses quartiers, – ne manqua pas de surprendre en adoptant, les premiers jours, une position qui choquera certains parlementaires : la requalification en « violences » du viol subit par Théo Luhaka « est vécue comme un détournement de vérité ». Qu’à cela ne tienne, ce détournement de la vérité, au profit des violeurs, fait depuis longtemps système : l’écrasante majorité des affaires de viol sont requalifiées en « agression sexuelle », et sont donc jugées en correctionnelle plutôt qu’aux assises.2 Dans le cas présent, l’enjeu ne se réduit certes pas à « désengorger » les tribunaux, mais consiste bel et bien à éluder tout caractère sexuel à une pénétration forcée. Mais après tout, ce ne serait pas une première.

« D’un coup, j’ai senti un truc dans mes fesses. J’ai hurlé, je me suis allongé sur la banquette et j’ai pleuré ». Le témoignage et la plainte d’Alexendre T. suite à son interpellation le 29 octobre 2015, au cours de laquelle un policier l’a, lui aussi, violé avec sa matraque, mettrons longtemps à attirer l’attention de quelques médias. Eux qui d’habitude sont si prompts à rappeler les « faits similaires qui se sont déjà produits » – ceux-là qui en effet permettent de mettre en perspective un événement qui autrement peut paraître exceptionnel – savent parfois rester discrets. Il faut dire qu’à l’époque, déjà, l’affaire n’avait pas fait grand bruit. Une semaine après le viol de Théo, seuls les sites de l’Humanité et de… LCI semblent estimer important de rappeler cette précédente « agression », pourtant largement d’actualité : jugé le 16 janvier, le verdict tombera le 20 février. Si l’on peut supposer que d’ici là, et à la suite de nombreux blogs et médias alternatifs qui ont déjà jugé pertinent de corréler ces deux « faits divers », d’autres journaux « relayeront » enfin l’information, cette amnésie temporaire est clairement révélatrice d’un phénomène qui n’a rien d’anodin : ce ne sont pas seulement les policiers qui sont solidaires entre-eux lorsqu’il y a « bavure », mais aussi, de manière plus ou moins lucide, une très large part du discours médiatique. D’autant que le point commun entre ces deux événements ne se réduit pas à l’effroyable « coup de matraque horizontal » dans « les fesses ». Là aussi, l’inculpation pour « viol en réunion » à été requalifier par le parquet en « violence aggravées ». Mais cette fois-ci, seul le policier qui a « involontairement » sodomisé sa victime, dont le pantalon, comme de coutume, « a glissé tout seul », est poursuivie pour violence.

En taisant cette autre affaire, ce que taise les médias, c’est aussi la « sévérité » de la justice en pareilles occasions : le parquet a requis à l’encontre du violeur de l’agresseur 6 mois de prisons avec sursis, et une suspension d’un an…

Si la clémence de la Justice envers les policiers qui violent et assassinent éclaire la manière dont les juges et procureurs apportent eux aussi leur soutien aux policiers inculpés, la solidarité sournoise des médias ne saurait être trop soulignée. Car au-delà de la qualification juridique, celle du discours journalistique n’est en rien innocente quant à l’impunité quasi-systématique des violences et crimes policiers. Face à la gravité de la situation, de nombreux articles ont certes parlé « d’agression violente ». Le réflexe bien ancré dans la profession d’euphémiser la violence des pratiques policières a cependant largement imbibé le traitement de « l’affaire Théo » : Le Parisien, France Soir, BFMTv, LCI et l’Express, ont notamment eu la délicatesse de parler « d’interpellation musclée ». Pour les journalistes comme pour les politiques, lorsqu’il y a « dérapage » de la part de la police, les passages à tabac, la torture et les meurtres sont qualifiés de « bavures ». Les viols, eux, sont des « accusations » de la part des victimes, et exceptionnellement, un chef d’inculpation. Lorsque le mot est prononcé, ce sera donc très souvent entre guillemet. Et la présomption d’innocence d’être scrupuleusement respectée, jusqu’à l’absurde : ce sera « selon la victime » ou son avocat qu’il y aura eu viol, et aucun rapport médical, aussi accablant soit-il, ne saurait remettre en question la prudence des journalistes. Car sur l‘embarrassant « débat juridique » concernant la nécessité d’une « intentionnalité » du viol pour le qualifier de viol, les médias ont pour la plupart choisi leur camps, celui de l’IGPN : une pénétration forcée « non intentionnelle » n’est pas un viol.

Police française, police tortionnaire

Torture. Le mot fut lâché par l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT), très peu d’articles le mentionneront. Le témoignage de Théo Luhaka a pourtant été retranscrit par tous : « ils m’ont mis plein de coups, des patates, m’ont matraqué les parties intimes, m’ont craché dessus. ». Mais parler de torture, au sujet de policiers français, reviendrait très certainement à outrepasser la savante neutralité du journaliste. Cela obligerait aussi à prendre au sérieux la parole d’un « bamboula », alors même qu’elle contredit la version policière. Et surtout, cela obligerait probablement à rappeler d’autres faits, et ainsi à « mettre en contexte » ce qu’il convient de présenter comme un fait divers. Informer, là encore, sur les « précédents de l’affaire Théo », et prendre le risque de donner aux violences policières les plus infamantes la dimension d’un phénomène de société.

La torture et le viol (à l’aide d’une matraque) d’Ahmed Selmouni pendant sa garde à vue en novembre 1991 avait finalement abouti à une condamnation de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en 1999. Deux ans auparavant, soit six ans après les faits, cinq policiers avaient été mis en examen, et condamnés à des « peines exemplaires » de 2 à 4 ans de prison ferme. Mais la corporation, exaspérée, avait largement manifesté sa solidarité, et finalement, les tortionnaires bénéficièrent en appel d’une mansuétude forcenée de la part du tribunal : trois mois ferme pour le commandant, du sursis pour les autres.

Ce fut la première condamnation de la France par la CEDH pour des actes de tortures. Ce ne sera pas la dernière : en 2004, la CEDH condamnera la France à deux reprises pour « traitement inhumains et dégradants » au sujet de violences policières. Puis en 2010, suite à la torture de Yassine Darraj (16 ans) pendant un « interrogatoire » en 2001, dont il ressortit avec des « contusions du globe oculaire droit, du poignet et du dos, de multiples érosions cutanées du visage et du cou, de multiples hématomes du cuir chevelu [ainsi qu’] une fracture du testicule droit avec contusions et hématomes ».

Mais mieux vaut ne pas trop remuer la merde. Comment, sinon, interpréterions-nous les propos de ce policier d’Alliance, qui « ne peut pas imaginer que des policiers se soient livrés volontairement à un acte aussi abject » ? Mieux vaut ne pas remettre sur le tapis les multiples rapports d’Amnesty International (2005, 2009, 2010, 2011, 20143…) sur l’ampleur des violences de la police française, et l’impunité effarante dont elle bénéficie. Ne pas rappeler les 10 à 15 morts annuels dont est responsable la police. Ni le fait que parmi ces morts, un certain nombre sont victimes de la technique d’immobilisation dite « clé d’étranglement », dont le Comité Européen pour la prévention de la Torture (CPT) réclamait l’interdiction en 2002, avant d’être l’occasion d’une nouvelle condamnation de la France par la CEDH en 2007… Dur métier que celui des journalistes, qui d’ailleurs considèrent plus important de souligner les « conditions difficiles dans lesquelles s’exerce » le métier de policier.

Le viol, « manquement à la déontologie » ou « tragique accident » ?

Ils ne sont pas seuls, heureusement, à devoir manier habillement la langue française lorsque survient un tel « fait divers ». Et ce n’est peut-être pas tant envers les policiers qu’envers les politiciens que s’expriment leur solidarité sournoise. Alors même que le rapport médical établit sans aucune ambiguïté la gravité des blessures de Théo, le ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, n’a pas peur de parler de « sanctions », « s’il était avéré (sic) que les règles déontologiques, éthiques et de droit (re-sic) n’ont pas été scrupuleusement respectés »… Sous des airs de fermeté, c’est le doute qui avant tout s’affirme, et, au lieu de viol et de violences, de crimes, c’est de déontologie dont il serait question. C’est d’ailleurs sur le même registre que B. Cazeneuve s’exprimera cinq jours après les faits : lorsqu’il réclamera la « plus grande fermeté », ce sera à propos de « manquements graves à la déontologie ». Plus tard, B. Le Roux parlera d’un « tragique accident ». La « plus grande fermeté », les « sanctions » et l’appel à ce que « justice soit rendue » ne signifient pas, on le comprend bien, l’exigence que soit appliquée la peine maximale encourue en cas de viol par « personne dépositaire de l’autorité publique », pas plus que celles prévues pour violences aggravées. Là encore, et contrairement à leurs habitudes, la presse restera globalement muette sur ce que (ne) risque (pas) les policiers.

L’indignation elle-même sonne étrangement  : c’est que Théo n’avait « rien à se reprocher », que c’est « un garçon exemplaire », « sans histoire »… Sous les masques de la compassion, se laissent déduire une logique effrayante : la pire des violences policières, lorsqu’elle s’abat sur un « jeune délinquant », serait relativement acceptable. Et elle est, de fait, globalement acceptée.

« Tentatives d’apaisement »

Derrière les éléments de langage politico-médiatiques, transparaît la recherche d’un équilibre impossible : ménager la police, ne pas attiser la colère. Et le rôle des médias est ici central. En ont-ils pleinement conscience ? L’homogénéité du traitement médiatique de ce genre « d’affaires » ne trahit pas seulement la part de stratégie qui y est consciemment mise en œuvre. C’est une position de classe qui s’exprime ici, et oriente l’analyse des journalistes. Et, plus encore, une position raciale. Blancs, et socialement « intégrés », l’expérience qu’ils ont de la police les persuadent qu’elle est, avant tout, au « service du citoyen et de sa protection ». C’est sous ce prisme qu’à leurs yeux le caractère scandaleux des « bavures » surgit : non pas comme une politique de domination, un système d’oppression visant des populations spécifiques, mais comme des actes isolés, des manquements circonstanciés ou exceptionnels à la « déontologie ». Ainsi, les lecteurs qui jouissent des mêmes privilèges verront leurs perspectives renforcées, plutôt que questionnées.

Mais questionner, dans pareilles occasions, c’est prendre le risque d’attiser la colère. Comprendre que l’on envoie sciemment des policiers racistes et violents harceler une population noire ou arabe, dévoiler l’impunité systématique que la Justice orchestre lorsqu’une plainte dénonce des agressions ou des crimes policiers, révéler la banalité des insultes, des coups, des humiliations et attouchements qui sont cautionnés par l’État dans ces « zones de non-droit », c’est commencer à exposer le grotesque des « appels au calme » qui jugent « la colère légitime mais la violence inacceptable ».

Pour autant, l’alternative n’est pas moins risquée : se taire, c’est se faire complice. C’est aussi donner l’exemple édifiant de ce qui est dénoncé lorsque l’on parle de racisme institutionnel et structurel.

Racisme institutionnel

Si la violence extrême d’un coup de matraque « porté horizontalement », qui pénètre et déchire « accidentellement » l’anus de la victime sur une dizaine de centimètres ne décourage en rien l’esprit de corps du « gang » des policiers, il faudrait être naïf pour s’étonner que le chargé de communication du syndicat Unité SGP Police Luc Poignant puisse manifester sa solidarité à la banalité du racisme dont on accuse la profession – n’est-elle pas majoritairement acquise au Front Nationnal4 ? Alors que le témoignage de Théo indique sans ambiguïté le caractère négrophobe de la violence des policiers – ce que la justice, elle aussi, considère théoriquement comme une circonstance aggravante – en rapportant les insultes qui ont accompagné son agression et son viol (« négro », « bamboula »), c’est décomplexé que Luc Poignant affirme sur un plateau télé : « bamboula, ça reste à peu près convenable ». L’incitation à la haine racial de la part d’un « gardien de la paix » sur un média à large audience (circonstance aggravante…) ne sera probablement pas condamnée comme telle. Le plus terrible n’est pas là. Le plus terrible, c’est que l’illustration la plus flagrante de la banalité du racisme au sein de la police ne sera probablement même pas perçue comme telle. Qui oserait parier que la dimension négrophobe de l’agression soit reconnue lors du procès ? Ce que ce policier confirme aux yeux de tous, c’est que l’insulte « bamboula » fait partie du registre plutôt modéré de la haine raciale qui s’exprime ordinairement, de la part de la police, envers les personnes noires. Et ce racisme ordinaire n’est, bien entendu, pas le propre de la police : l’ancien magistrat Philippe Bilger affirmera quelques jours plus tard qu’il s’agit là d’un terme « presque affectueux »5.

Qu’importe l’institutionnalisation de la violence et du racisme, le discours politico-médiatique tient bon : rien ne saurait justifier l’émeute. Pas de quoi, non plus, relayer les exigences d’associations aux méthodes citoyennes mais manifestement inaudibles : démantèlement de la BAC et autres brigades de « terrains », désarmement de la police, rénovation urbaine… A peine parlera-t-on de la promesse de Hollande d’instaurer la remise d’un récépissé lors des contrôles d’identité. Fallait-il seulement espérer qu’un débat s’installe sur le renforcement continu de l’arsenal policier ? Ou sur l’assouplissement des conditions de « légitime défense » des policiers voté au même moment ?6 Lorsque des policiers organisent des manifs sauvages, cagoulés, avec leurs armes et véhicules de services, politiciens et médias savent faire preuve de bienveillance, et, compréhensifs, les élus ne se contentent plus d’accroître une énième fois les moyens et les armes des forces de l’ordre : ils promulguent des lois pour garantir l’impunité.

Les événements s’enchaînent, et jours après jours, l’exercice d’euphémisation et d’occultation de la part des médias se fait plus périlleuse. La journaliste de l’Humanité7 avoue son « trouble » lorsqu’elle divulgue que « l’actuel commissaire divisionnaire, qui règne aussi sur tout le district nord-est de la Seine-Saint-Denis, a déjà été mis en cause dans un scandale de violences policières ». Février 2004 : « Finalement extrait de l’habitacle et tabassé, il finit sur le goudron, pantalon et slip baissés, un cerceau d’enjoliveur entre les fesses. Bilan : un nez cassé, sept jours d’ITT. Les policiers, accuse-t-il, l’ont « menacé de sodomie ». La scène a bien été filmée, mais l’inspection générale des services (IGS), immédiatement saisie, ne parvient pas à mettre la main sur les images, détruites. » Comme toujours, la Justice fait preuve de fermeté : « Le gardien de la paix qui a reconnu, à l’audience, avoir placé l’enjoliveur «entre les cuisses» du conducteur interpellé est condamné à un an de prison avec sursis et trois ans d’interdiction professionnelle. Le capitaine reconnu coupable de « destruction de documents pour faire obstacle à la manifestation de la vérité » prend dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis et trois ans d’interdiction professionnelle. Le commissaire Vincent Lafon [actuel responsable des policiers aujourd’hui incriminés], écope, lui, d’un an de prison avec sursis et d’un an d’interdiction professionnelle pour «abstention volontaire d’empêcher un crime ou un délit ». On apprend ailleurs que Mohamed K. porte plainte contre des policiers ayant participé à l’agression de Théo : une semaine auparavant, lui aussi fut tabassé par ces gardiens de la paix. Faut-il préciser que les insultes racistes accompagnaient les coups ?

La période de campagne présidentielle n’y fait rien : ce qui « s’invitent dans la campagne », ce ne sont pas les violences policières, mais celles des manifestants qui réclament justice8. Des centaines d’arrestations, des condamnations de manifestants qui sont d’ores et déjà prononcées, dont certaines pour « embuscade »9. Imagine-t-on l’émoi que cela aurait provoqué si, lors des manifestations contre la loi travail, la police avait tiré à balles réelles10 ? Le caractère particulièrement déchaîné de la répression contre les manifestants d’alors – majoritairement blancs – avait laissé entrevoir quelques brèches au sein du discours médiatique : certains journalistes entreprirent de mettre des guillemets au terme de « casseurs », des « intellectuels » signaient une tribune pour dénoncer son instrumentalisation11 tandis que d’autres appelaient la « jeunesse » à « se permett[re] tout ce qu’il lui semblera nécessaire d’expérimenter »12. Libération proposait un entretien avec un « casseur et une casseuse » qui participait à déconstruire la figure fantasmatique habituellement véhiculée par le discours idéologique dominant13… Force est de constater que les émeutiers des quartiers ne suscitent pas chez les journalistes et intellectuels les mêmes réflexions. Qu’importe qu’ils subissent de manière bien plus systématique l’oppression policière, c’est en tant que non-blancs qu’ils sont victimes. Leur révolte, et la répression qu’elle endure, n’éveille donc pas les mêmes sympathies.

 

Pas de justice, pas de paix

Des prises de positions de la part de ceux qui disposent d’une certaine audience tentent d’infléchir la situation – suffiront-elles ? L’appel des artistes contre l’impunité des violences policières affirme : « Nous refusons que les habitants des quartiers populaires qui sont quotidiennement frappés par la violence économique et la violence raciste soient également abandonnés à l’insécurité, aux mensonges, à une culture de l’excuse permanente des excès des forces de l’ordre et au jeu dangereux des politiques qui tentent de monter les citoyens les uns contre les autres. »14. Le syndicat Solidaire 93 ne se résout pas , lui non plus, à la timidité coupable des journalistes et politiques : « Les tergiversations des policiers, de l’IGPN et des médias sont tout simplement inadmissibles et banalisent l’acte de viol, or ce qui a eu lieu ne peut trouver aucune excuse quelle que soit la situation et la personne victime. »15

L’enjeu d’une solidarité forte, en parole et en acte, de tous ceux qui ne subissent pas la violence policière dans sa dimension raciste et coloniale, mais qui pour autant partage la colère et la rage des racisé·e·s qui y font face, est un enjeu dont l’urgence et la gravité appelle une détermination sans faille. Les nombreuses manifestations de soutiens et la diversité des participants au rassemblement de Bobigny semblent indiquer que nous sommes déjà un certain nombre à prendre la mesure de cet enjeu. Faisons en sorte d’être de plus en plus nombreux.

Pas de justice, pas de paix.


Références

6 Le Syndicat de la Magistrature (des gauchistes anarcho-autonomes) dénonce : « les services de police et de gendarmerie se considéreront légitimes à user de leurs armes – et potentiellement tuer – dans des conditions absolument disproportionnées ».

9 Lundi Matin : Délit d’embuscade

11 Libération (26.05.1016) : «Casseurs» : renverser l’accusation

Cynisme, défaitisme, résignation – L’assujettissement psychologique à l’horreur

Ce qui donne à certains l’énergie et la rage de se battre produit chez d’autres des effets strictement opposés. La surabondance des informations concernant la barbarie économique, la puissance et l’impunité des multinationales, la corruption et collusion des politiciens, ne génèrent pas seulement des résistances résolues, mais aussi des redditions désabusées. Interroger l’accablante insuffisance du nombre de ceux qui résistent et des formes de résistances au sein des sociétés de consommation sous le prisme de la résignation, c’est reconnaître d’emblée que ce qui fait essentiellement défaut n’est pas le franchissement d’un seuil de conscience quant au cynisme criminel des sphères gouvernantes. La lucidité vis-à-vis de la désastreuse forfaiture du capitalisme apparaît de plus en plus comme une distinction marginale entre ceux qui tentent de résister et ceux qui collaborent avec plus ou moins d’enthousiasme à ce qui est : qui ignore encore le degré exorbitant d’inégalité séparant les plus riches des plus pauvres ? Qui se leurre quant à la mauvaise foi insolente du spectacle politico-médiatique ? Qui doute réellement du caractère écologiquement insoutenable de la marchandisation du monde ? Il en existe encore, mais leur nombre ne suffit plus à rendre compte de notre incapacité à renverser la dynamique macabre où l’on s’enterre. Le fait est que l’effondrement progressif des idéaux et croyances de l’époque engendre principalement du dépit, de la frustration ou de la peur, et tend à renforcer les replis identitaires et religieux, et donc l’influence des contre-révolutionnaires fascisants.

S’il y a bien un regain d’intérêt pour la démocratie directe qui fait front aux désillusions qu’engendre la « démocratie » représentative, si l’idée de gestion ouvrière sait encore resurgir lorsque ont lieu des fermetures d’usines, si, face aux désastres environnementaux générés par le productivisme se dressent, de plus en plus nombreux, celles et ceux qui revendiquent les plaisirs et la convivialité possible d’une vie plus frugale, nous ne pouvons pourtant pas ignorer le degré d’avachissement ou de dépression de la masse des gens qui ne croient plus en rien. De tous ceux qui auraient déjà pu, et pourraient encore grossir les rangs de la dissidence, combien sont-ils à subir le désarroi paralysant d’une vie laborieuse et insensée, dans un isolement psychologique tel que de plus en plus souvent, il n’apparaît aux autres que dans le geste tragique et sans recours d’un suicide qui se brancarde sur les lieux du crime, à l’endroit où, chaque jour travaillé, ont été anéanti tout espoir d’une vie heureuse1 ? Combien sont-ils les dépressifs, ceux qui ne dorment plus sans somnifères, et ceux qui n’ont trouvé, pour se soulager, que l’évasion éphémère et répétée à n’en plus pouvoir de l’alcool, des drogues ou des anti-dépresseurs ?

Si la sauvagerie économique se contentait d’accroître l’incommensurable inégalité d’accès à ce qui est produit, et ne concernait donc pas aussi la mise en péril de tout ce qui vit, nous pourrions encore n’être pas véritablement surpris de la fausse résignation que feignent les moyennement nantis, englués dans les replis presque confortables d’un « réalisme » cynique. L’indifférence, désolée mais « pragmatique », d’une bonne part des membres des classes plus ou moins privilégiées qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, et qui pour cela se prêtent au jeu de la compétition, quitte à développer ou entretenir les symptômes du parfait sociopathe, ne peut plus s’analyser uniquement sous l’angle d’une ambition exprimant un comportement attendu, cohérent avec leur position sociale. Car celle-ci ne les épargne pas beaucoup plus des cancers qu’engendre l’empoisonnement généralisé de nos ressources vitales. Les souffrances liées à leur travail, bien que difficilement comparables à celles qu’éprouvent ceux dont l’exploitation est sans fard, n’en sont pas moins réelles. La relative abondance de leurs loisirs ne résout pas grand-chose au néant qui hante leur existence. Qu’elles prennent mille nuances, et s’édulcorent pour ceux-là du fantasme de la réussite sociale, l’absurdité, la vacuité et la morbidité de la vie capitaliste n’en sont pas moins universelles.

L’étrange est que la résignation de celles et ceux qui n’ont plus beaucoup de raisons d’espérer s’en sortir seul, qui ont bien compris que la compétition était faussée, ou que ses promesses n’ont pas grand-chose d’enthousiasmant, et qui savent par surcroît que sa dynamique est non seulement absurde mais cruelle, soit une résignation qui s’appuie aussi sur la conscience qu’ils ont à être très nombreux à vivre et sentir l’impasse terrible de notre époque, alors même que cette communauté de sort et de conscience devrait pouvoir produire le sentiment d’une puissance collective conséquente.

L’attitude résignée n’est pas innocente. Elle implique une conscience de ce face à quoi nous nous résignons, une lucidité quant à son caractère détestable. La résignation est le fait d’accepter de vivre avec cette détestation dans l’espoir de s’y habituer, le plus souvent au nom d’une prétention au réalisme pleine d’une humiliante humilité. Celle-ci qui prépare à diverses formes de détestation de soi, qui paradoxalement cherche quelques évasions au sein même du monde et des pratiques qui l’ont produite.

*

Le défaitisme qui s’assume parfois avec dédain vis-à-vis des possibilités d’une société meilleure n’est certes pas toujours synonyme d’un abandon de soi pur et simple à la régence du monde marchand. Au sein de la masse de ceux qui se résignent à sa perpétuation, un certain nombre s’écarte du droit chemin, cherche à se faufiler, et ne souhaite plus « réussir leur vie » au sens carriériste et conformiste du terme, mais à vivre, à parvenir à une certaine tranquillité, à des moments de joie. Chacun trace ses lignes de fuite, et à défaut d’organiser et de « politiser » sa rébellion, beaucoup tentent de créer des recoins, des espaces au sein desquels une existence vivable, agréable semble malgré tout possible. Si l’on fait abstraction de l’horreur du monde, c’est bien souvent dans l’espoir de parvenir à s’en abstraire. C’est aussi, justement, parce qu’elle est proprement insupportable. La résignation dans laquelle s’engouffre et s’apaise notre effroi n’est pas seulement l’effet d’un profond sentiment d’impuissance, de la certitude naïve d’une implacable victoire de l’absurde, mais aussi celui d’un refoulement. Ne pas se donner l’ambition d’affronter ce qui pourtant nous enserre, c’est aussi ne pas avoir à s’y confronter, à y faire face. Comme un réflexe défensif – stratégie d’autruches –, nous détournons les yeux de ce qui nous désarçonne, de ce que nous ne pouvons admettre, de l’inadmissible, de l’insoutenable. Si la soumission résignée n’est pas innocente, elle marque cependant assez clairement le regret de ne plus l’être.

La résignation est peut-être moins l’effet d’une indifférence apathique que de la crainte d’un épuisement sans recours, d’un engagement sans fin – le choix sans nuance du repos contre celui de la liberté. Elle est le lieu où sont acculés nombre de ceux qui posent l’alternative en termes de tout ou rien – abandonner ou lutter à corps perdu, se défiler ou prendre le maquis… Et nous pouvons suspecter qu’il s’agit là, pour certains, de mieux asseoir une décision déjà prise. En cela, la résignation a aussi quelque chose d’une posture. Si elle permet d’esquiver la souffrance du désespoir tout en aboutissant aux mêmes conclusions, elle est aussi un moyen d’assumer son inaction, d’échapper à la culpabilité de notre complicité quotidienne, qui bien qu’elle n’ait peut-être pas véritablement d’échappatoire, possède malgré tout quelques degrés de mise en œuvre. Corollaire pathétique d’une position instituée dans laquelle nous n’avons qu’à obéir, subir, et se divertir, la résignation semble dériver d’un désir d’insouciance : derrière l’abandon à l’irresponsabilité où l’on nous confine se loge, un peu honteuse, la satisfaction de pouvoir se dire et donc d’agir de manière irresponsable, de se laisser aller, et finalement de profiter comme on peut des pseudo-compensations que procure notre collaboration, des espaces et temps libres où elle nous permet de fuir, de se réfugier régulièrement…

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Nous ne pouvons comprendre la façon dont les gens construisent leurs idées sans considérer la façon dont celles-ci participent d’une identité, qui logiquement se cherche comme ensemble plus ou moins cohérent de manières de penser et d’agir. Ce n’est pas seulement qu’il y a une détermination ou un conditionnement sociologique de nos manières de voir et de penser, il y a aussi une tendance psychologique à donner rétrospectivement un sens positif aux choix que nous avons déjà effectués – et l’attachement affectif à ses choix devient alors une question d’amour propre.

Pourtant, le diplômé des beaux arts qui se fait embaucher par une boite de pub, le scientifique qui travaille aux profits d’une multinationale, le journaliste qui s’adapte au pouvoir des annonceurs et au sensationnalisme qu’exige le « consommateur », les chômeurs qui se « vendent », se bradent pour un travail sans intérêt, le font probablement sans enthousiasme, et savent bien qu’ils se plient à la conjoncture, renforçant par là même sa dynamique. La position sociale acquise, le travail que nous effectuons, la manière dont nous vivons rentrent régulièrement en conflit avec les ambitions qui pourtant aboutirent à ces situations, et peuvent donc être l’occasion d’une dissidence, mais lorsque l’on se plie « à la réalité », il y a de fortes chances que nous prenions le pli. Si, en convaincant le plus grand nombre qu’il n’y a pas d’alternative, pas de sortie de secours, et qu’il s’agit donc pour chacun de jouer le jeu afin de ne pas s’en sortir trop mal, la résignation sur le plan social et politique participe à la résignation sur le plan individuel, il faut bien voir que l’inverse est aussi vrai : que lorsque nous en venons à accepter notre propre situation, nous tendons à accepter la situation de manière générale. Lorsque nous nous résignons d’un point de vue pratique, et pour des raisons pratiques, nous forçons aussi notre tendance à une résignation psychologique et idéologique. C’est, dit-on, à force de prier que vient la foi. Et la dynamique peut se poursuivre : d’un constat d’impuissance, se profile le risque d’adhérer finalement à ce qui nous opprime, tel un ultime recours pour pouvoir encore se justifier. Vécu comme une froide lucidité sur les chances qui s’offrent à nous, la résignation a elle aussi quelque chose d’insupportable. Position de repli, elle nous rend pourtant vulnérable, et par suite – nouveau repli – ouvre la voie à l’adhésion naïve ou cynique, aperçue ou pré-sentie comme une échappatoire possible à la perte de sens, ou à l’impossibilité de s’accorder quelque valeur.

En se soumettant aux impératifs marchands, ce n’est pas seulement d’improbables marchandises que nous produisons, mais aussi, de manière tout aussi dramatique, un type de subjectivité, une façon de se rapporter au monde, à l’existence. Le capitalisme ne peut être réduit à un système économique par lequel des capitaux sont créés et accumulés par l’exploitation du travail. Comme toute forme de société, les sociétés capitalistes produisent avant tout des individus, des formes de consciences qui correspondent à ses besoins. La production massive de subjectivités dépressives et résignées peut alors se lire soit comme le début d’une faillite, d’une crise, soit comme un pis-aller, peut-être même une stratégie, dont les capitalistes pensent pouvoir se contenter en tant qu’elle n’entrave apparemment pas la possibilité pour l’économie de se maintenir et de maintenir la participation nécessaire des masses à son développement. Que l’enthousiasme consumériste se soit en partie muté en un consumérisme pseudo-thérapeutique empreint d’une mauvaise conscience toujours grandissante ne lui retranche pas, en effet, son caractère rentable.

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Que faire contre le « déjà trop tard », fataliste mais en grande part réaliste, du désastre écologique ? Contre le mal-être qui ronge les capacités de résistance à ce qui le produit ? Contre une dynamique dont le scandale réside aussi dans le fait qu’elle s’est autonomisée, qu’elle s’est emballée jusqu’à être incontrôlable, y compris par ceux qui pourtant parviennent à en tirer profit ? Contre la capacité des structures économiques et sociales à former des subjectivités tantôt sociopathes, tantôt résignées ?

Pessimisme de la raison…

Ce que nous savons, c’est qu’il existe encore des gens qui luttent, et qu’il a toujours existé des moments où la lutte s’empare des foules. Que c’est au sein des luttes que se forment de nouvelles subjectivités révolutionnaires…

Quand bien même les combats menés n’aboutissent pas, ils sont le lieu d’une socialisation fondée sur la solidarité plutôt que sur la compétition, et non seulement celles et ceux qui participent aux luttes, mais aussi chaque personne à qui s’adresse cette solidarité, disposent là d’un moyen pour rompre l’isolement morbide et déstructurant du chacun-pour-soi. Ainsi, la multiplication des moments et des endroits où l’on fait front, tout comme celle des façons de faire front ne vaut pas uniquement comme outils de transformation des institutions et valeurs dominantes, mais vaut aussi comme outils d’auto-formation de sujets autonomes, qui d’une part y vivent des relations intersubjectives subversives, et d’autre part y retrouvent la possibilité de se valoriser indépendamment des critères de valorisations capitalistes. À travers les mouvements de « chômeurs heureux »2, ce qui était dénoncé et vécu comme une exclusion devient une désertion assumée où se revendique un droit d’exister indépendant de celui du travail salarié. Lorsque des pauvres ouvrent des squats ou des centres sociaux autogérés, l’exclusion du « marché immobilier » prend non seulement la forme d’une lutte contre les mécanismes marchands et la spéculation qui le gouverne, mais devient aussi un point de départ pour l’élaboration de nouvelles façons de vivre et de s’entraider. Le combat contre l’implantation d’un aéroport peut devenir l’occasion d’une rencontre, d’une association entre différentes formes de luttes, et devenir symbole de ce qu’il est encore possible de faire lorsque l’on refuse le défaitisme.

Chaque lutte collective mettant en jeu des rapports humains qui ne sont plus médiatisés par des logiques marchandes et hiérarchiques, qui au contraire s’organise de façon solidaire et horizontale, constitue en elle-même la promesse d’une conquête assurée : non pas celle concernant les revendications ou les projets portés, qui jamais ne sont gagnés d’avance, mais celle concernant l’aliénation factuelle contre laquelle on s’oppose et qui, justement en ce que nous nous y opposons, n’est plus alors synonyme d’une aliénation totale, soumettant jusqu’à nos capacités de penser et d’agir à son encontre. Si l’histoire préserve nombre d’entre nous de l’enthousiasme millénariste et de ses prophéties annonçant la défaite inéluctable et toujours imminente du capitalisme, nos résistances représentent néanmoins chaque fois une victoire immédiate, immanente à la révolte, en tant que preuve qu’il est toujours possible de combattre, et parce qu’il s’y exprime notre vitalité et notre dignité.

Or, la dignité est bien l’un des enjeux primordial de toute dissidence vis-à-vis de l’asservissement généré par le capitalisme et les autres formes d’oppressions qui s’y adjoignent. Elle est à la fois moyen de lutte et finalité d’emblée acquise des luttes, et en quelque-sorte, la symétrie inversée de la résignation. Car lorsqu’une subjectivité révolutionnaire se bâti autour et au nom du besoin de rester digne, alors le sentiment qu’aucune révolution victorieuse n’adviendra, la peur de la répression, la conscience que la situation soit parvenue à un stade tel que nombre de ses conséquences catastrophiques seront irrattrapables, et tout ce qui peut entraîner résignation et défaitisme, n’agissent plus sur elle comme des raisons suffisantes pour abdiquer. L’engagement politique, l’initiative de notre participation imposée à la sphère publique, embrasse alors une dimension fondamentalement éthique : celle-ci qui vise d’un même élan l’accroissement de notre capacité à être libre comme sujet réfléchissant, et la formation, le développement des moyens pratiques grâce auxquels nous pouvons agir en vue de cette autonomie, indissociablement individuelle et collective. La dignité que l’on convoite et conquiert lorsque l’on se dresse contre les dispositifs qui subordonnent nos vies à des règles et fonctions auxquelles nous ne saurions accorder de la valeur, et pas même donner du sens – qui donc confèrent à nos vies un caractère insupportablement arbitraire, et à nos personnes bien moins que le statut d’un enfant, celui d’un automate –, ne se laisse pas réduire à sa dimension négative, au « non », au refus d’être ainsi séparé de notre puissance d’agir et de penser… Bien plus que le moteur d’une insoumission, mais à vrai dire aussi en tant que tel, la dignité voulue, requise et donc en partie d’emblée acquise lorsque nous interrogeons, contestons et agissons sur les institutions, les lois et les normes qui nous gouvernent s’affirme et affirme de manière péremptoire ce que les dominants interprètent comme simple revendication : la possibilité d’une égalité de fait, et le fait de notre égalité de droit.

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Par-delà cette victoire inhérente à tout combat contre l’oppression – victoire qu’aucune défaite ne saurait annuler –, chaque fois que nous agissons en vue de rendre à l’existence les moyens d’une vie décente, la démonstration en actes que le souci de la liberté, l’esprit de révolte et la persistance de la dignité humaine au sein de sociétés inhumaines ne sont ni chimériques ni abstraites, mais bel et bien le sens et l’ambition de pratiques individuelles et collectives d’un nombre non négligeable de dominés, n’est pas seulement une démonstration que l’on se fait à soi-même : elle vaut pour quiconque veut voir. Que la dissidence et la révolte soient pour celui qui la vit un moyen de pouvoir regarder en face aussi bien le monde que soi-même ne retire rien au fait qu’elles rendent aussi visible et tangible pour tout le monde ce que la résignation nie malgré tout inlassablement : notre situation n’a rien de naturelle, elle ne s’explique pas par une « nature humaine » condamnant la vie sociale à l’oppression, à la violence, à la guerre des égoïsmes pour la domination et l’asservissement d’autrui. Lorsqu’elle n’est pas le fait de la classe d’individus ayant intérêt à ce que tous croient que ce à quoi ils travaillent sans relâche – la division, l’abrutissement, l’infantilisme – n’est ni le fruit de leurs efforts ni l’effet d’institutions sociales, mais l’expression inexpugnable de la nature humaine, la naturalisation de ce que la société instaure est l’attitude de celui qui dissimule sa paresse intellectuelle et pratique sous l’illusion confortable d’une fatalité sans recours. Cette position de repli, où l’on justifie sa propre passivité en accusant celle des autres, tout en récusant la possibilité qu’il en soit autrement, n’est pas seulement en partie démentie par le discours qui pourtant la promeut, lorsqu’en séquestrant la volonté au sein des lois de la Nature s’exprime pourtant quelques regrets, si ce n’est l’arrogance paradoxale de s’exclure soi-même de ce prétendu conditionnement. Elle est démentie chaque fois que s’organisent des résistances, des révoltes et des solidarités fondées sur la liberté et l’égalité de ceux qui y prennent part. Et l’on a beau-jeu de multiplier les exemples d’insurrections et de révolutions malheureuses, trahies, dévoyées… Leur nombre ne peut prouver le caractère naturel de notre condition d’esclave, puisqu’il suffit qu’un seul mouvement de résistance, de solidarité, qu’un seul mouvement insurrectionnel ou révolutionnaire puisse servir à illustrer l’aspiration de certains à vivre libres et égaux3 pour que la prétendue Nature égoïste de l’homme apparaisse pour ce qu’elle est : un mythe désespérant et humiliant, confortant le pouvoir des uns et la passivité des autres, destiné à figer ce qui chez nul être vivant ne saurait être conçu comme naturel : l’acceptation de souffrances qui puissent être évitées, ou que l’on s’inflige à soi-même. Darwinisme social borné, qui pose pour principe des hiérarchies humaines l’expression plus ou moins sans mesure d’un individualisme égotique, la nature humaine fait bel et bien partie de la mythologie contemporaine, de l’imaginaire social du capitalisme moderne : elle est, lorsque l’on discute au bistrot, à un repas de famille ou avec des collègues, l’un des points centraux d’une argumentation assimilant utopisme et perspectives révolutionnaires. Pour autant que l’on n’oublie pas le mot de révolution, l’on peut bien chercher à récupérer le terme d’utopie pour en faire autre chose qu’un synonyme d’impossible ; mais pour l’un comme pour l’autre, il semble qu’il faille aussi s’en prendre à l’idée reçue sur laquelle butte du même coup les mots de liberté et d’égalité : celle d’une espèce humaine naturellement inhumaine, asociale4.

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Il est certain que la guerre des idées dans laquelle nous sommes embarqués ne se joue pas seulement sur le terrain des concepts, d’autant que leur pertinence et validité doivent aussi être établies ou récusées à partir de faits : de la même façon que le concept de capitalisme ne doit pas uniquement être attaqué sur un plan strictement théorique, en tant que système économique instituant l’exploitation du travail par les possesseurs de capitaux, mais aussi sur un plan factuel, en rendant compte de la barbarie qu’implique concrètement cette exploitation, en termes de morts, d’estropiés, de guerres, de destructions et de catastrophes5 ; de la même façon qu’il est nécessaire, face au citoyennisme de pacotille qui s’aveugle encore sur l’efficience de la « démocratie » représentative, et donc sur l’efficacité possible d’un vote en faveur de « représentants » moins corrompus, de ne pas se contenter d’interroger l’insignifiance radicale du concept de représentation politique, mais aussi de rappeler l’histoire de son institution6, la manière dont elle se pratique depuis des siècles, et le fait que chaque fois qu’ont été obtenu quelques avancées de la part de nos dirigeants, ce fut lorsqu’il y eut une activité « citoyenne » qui, loin de se borner aux urnes, s’exprima avec détermination dans les rues ; de la même façon, remettre à l’ordre du jour l’idée de révolution et de sa possibilité réclame une diffusion et un partage avec le plus grand nombre de l’histoire de celles qui démontrent, quelle que fut ou sera leurs issues, qu’il a existé et qu’il existe encore des gens « simples » sachant s’organiser et se battre, sans chef, entre égaux, pour exiger, défendre, créer et explorer les principes et pratiques d’une liberté collective… Qu’il y eut dans le Paris de 1871, dans le Constradt de 1921, dans l’Espagne de 36, dans la Hongrie de 56, tout comme dans le Mexique d’aujourd’hui, des foules qui ont su démontrer l’existence d’une autre ambition que celle des intérêts égoïstes. Si nature humaine il y avait, il ne serait pas déraisonnable de penser qu’y participe, tout autant qu’une tendance capricieuse et puérile à l’asservissement, un souci de soi solidaire, consubstantiel au souci d’autrui. Mais ce qu’il y a, ce sont des sociétés humaines, et les individus sociaux qui leur correspondent. Et s’il est indéniable que ces sociétés ont produit au cours des siècles des individus aux comportements et pensées globalement cloisonnés au sein de ce qui fut socialement institué de manière rigide, il est pourtant suspect de s’aveugler sur l’émergence, depuis plusieurs siècles, d’individus et de groupes manifestant leur capacité à briser ces cloisons. Or, la formation, l’apparition de ce type d’individu – celui-ci que Castoriadis désigne comme subjectivité réfléchissante et délibérante – aussi incroyable qu’elle puisse paraître à ceux qui pourtant réfléchissent et délibèrent au sujet de notre incapacité à rompre nos conditionnements (biologiques, sociaux, etc.) non seulement représente un fait massif sans lequel l’histoire moderne serait incompréhensible, mais surtout, incarne le déclenchement d’une dynamique de socialisation dont il n’est pas déraisonnable de penser qu’elle possède une inertie contre laquelle les efforts de captation et de normalisation que déploie et réinvente sans cesse l’innovation marchande, spectaculaire et managériale, ne parviendront à résorber, contenir ou contraindre entièrement. Nous avons quelques raisons d’affirmer que la réflexion concernant la vie qui nous est proposée et celle que nous voudrions a un potentiel de contagion aussi puissant que le conformisme et le cynisme qui certes, pour le moment, domine largement l’existence et l’attitude de la majorité des gens. S’il faut se répéter, soulignons qu’il n’y a pas, parmi ces raisons, uniquement celles qui ont trait aux souffrances et à la barbarie qu’organisent nos institutions politiques et économiques, mais aussi et peut-être surtout celles qui concernent l’incapacité de ces institutions et des modes de vie qu’elles promeuvent à fournir un contenu, une signification à nos existences qui puisse être durablement et véritablement investie comme source de réconfort. Que, ayant pour seuls « arguments » les pseudo-plaisirs furtifs et fuyants du consumérisme et des « loisirs » (plaisirs « négatifs » qui ne s’éprouvent comme tels uniquement en tant que fuite hors de soi7), et de manière générale les plaisirs narcissiques et contradictoires d’une identité qui ne parvient à s’identifier et se valoriser qu’au travers de l’apparat et de la dévalorisation d’autrui, les sociétés des « pays développés » risquent bien de voir sans cesse resurgir des aspirations actives à vivre mieux, capables d’ébranler plus ou moins profondément les piliers de cette « civilisation » épuisante.

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Que la situation dramatique à laquelle nous devons, d’une façon ou d’une autre, faire face, puisse être à l’origine d’une démoralisation générale, voire d’une dépression collective, ne permet en aucun cas de tirer des conclusions pessimistes sur la Nature humaine ou sur le non-sens de l’Histoire.

Et certes, le pessimisme et la résignation ne s’appuient pas toujours sur des idéologies aussi infondées et abstraites, et beaucoup se contentent de constater l’état de résignation ambiante pour justifier la leur, sans avoir à recourir à de grands discours sur la nature humaine. Tout occupé à regretter que tant collaborent, que tant se laissent faire, que tant s’abrutissent, si bien que ce que pourraient apporter un mouvement et une ambition révolutionnaire semble sans cesse devoir être reporter aux calendes, ils ne songent plus vraiment à ce qu’eux-même pourraient apporter à une telle ambition, ce qu’ils pourraient faire pour participer à l’élaboration et au développement d’un tel mouvement. Ils ne s’aperçoivent pas, ne veulent pas voir qu’autour d’eux, dans presque chaque ville et chaque campagne, existent, naissent et parfois perdurent toutes sortes d’initiatives, que partout se rencontrent et s’agitent des personnes qui, lassées d’être résignées, carriéristes, complices, abruties et passives, réfléchissent et explorent les voies d’ores et déjà praticables de l’émancipation, du partage, de la subversion… Que, si « la vraie vie est ailleurs » – ni à l’usine ni au bureau, ni au supermarché ni sur le périphérique, pas plus en face de sa télé qu’elle n’est dans un parc d’attraction – d’autres ne les ont pas attendu pour imaginer et esquisser cet ailleurs, quand bien même ils attendent d’être rejoints, pour imaginer en plus grand nombre, et construire en plus grand ce qui dès aujourd’hui nous permet de réfléchir ce que pourrait être l’après. Coloniser et pirater les logiques marchandes, dévaluer l’autorité, désarmer les manipulateurs en armant l’esprit critique de chacun ne réclament pas nécessairement quelques excès de bravoure ou d’énormes moyens, et la foule innombrable des désabusés devraient d’autant mieux le savoir qu’ils font probablement partie de ceux qui ont bénéficié de pareilles méthodes. Combien accusent les médias dominants d’un pouvoir sans faille alors même qu’ils affirment tous les jours ne plus se faire berner ? D’où leur vient cette prétention à se croire seul capable d’échapper à la manipulation ? Tout autant qu’une cause où s’enracine leur défaitisme, probablement est-ce là l’un des symptômes terribles de l’érosion des liens sociaux, de l’enfermement au sein de la sphère privée, de laquelle chacun observe les autres à travers le carcan de la lucarne médiatique, qui, à défaut de parvenir à leurrer sur les bonnes intentions des dominants, parvient cependant à convaincre qu’il n’y a rien à faire, que rien n’est fait, ou que ce qui se fait est vain. Qu’il y ait indéniablement de « bonnes » raisons d’être pessimiste ne doit pas invisibiliser ce sur quoi il est encore possible de fonder quelques espoirs.

Il nous faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle la résignation et le cynisme seraient non seulement des conditions indispensables au développement de la barbarie capitaliste, mais aussi ce qui dans une certaine mesure condamne ce même développement, et la société avec elle, à l’effondrement de ces conditions de possibilités. Et ce n’est pas seulement sur le plan des ressources naturelles ou de l’évolution du climat que le cynisme ambiant fait le choix d’une complicité dramatique à cet effondrement, qui d’ores et déjà esquisse la possibilité d’une sortie du capitalisme par le bas, d’un post-capitalisme dont la barbarie n’aurait probablement pas grand-chose à envier à notre époque. D’une part le type d’individu que tend à produire la société marchande rend dérisoire les modalités du vivre ensemble qui en découlent : la valeur économique, se substituant progressivement à toute autre valeur, parasitant tout type de rapports humains, rend insignifiant l’ensemble de ce qui pourtant conditionne la durabilité de nos sociétés. Qu’est-ce-qu’un médecin, un pharmacien, un enseignant, un scientifique, un agriculteur dont la seule motivation est l’enrichissement économique, son revenu ou son salaire ? Peut-il y avoir médecine efficace, éducation véritable, nourriture saine, lorsque ceux qui en sont responsables sont moins intéressés par ce qu’ils font que par l’argent qu’ils en obtiennent ? L’époque nous fournit malheureusement une réponse suffisamment claire à ce genre d’interrogations. D’autre part – et c’est ce sur quoi nous nous sommes arrêtés ici –, résignation et cynisme, tous deux inscrits dans la mentalité égotique, cupide, soumise et consumériste inhérente au capitalisme, sont à la fois symptômes et causes, produits et producteurs d’un épuisement psychologique, d’une fatigue morale, d’une dépression latente qui ne peut que menacer dangereusement les formes encore accessibles – toujours imaginables et instituables – de convivialité, soit d’un vivre ensemble capable de produire des satisfactions autres que marchandes, spectaculaires ou sado-masochistes. Symptômes : de notre impuissance souvent complice, parfois regrettée, régulièrement assumée, et donc de notre tendance à nous enfoncer dans ce que nous reconnaissons pourtant comme mise hors jeu de notre pouvoir d’agir selon ce que l’on souhaite8, la résignation et le cynisme nous installent dans une forme d’apathie, par laquelle l’individu croit pouvoir résister moralement à ce qui en pratique l’écrase – y compris les pratiques par lesquelles il est amené à écraser les autres – alors qu’elle conduit au contraire à des stratégies d’évitement de la réalité, de soi-même, des autres, qui logiquement accroissent les comportements pulsionnels, la dépression, l’isolement affectif et social9… Les « ressources naturelles » ne sont pas l’unique carburant épuisable nécessaire à toute société, et leur tarissement par le productivisme ne devrait pas masquer le fait pourtant évident que la disponibilité de « ressources humaines », psychologiques ou « morales » sont tout autant sinon plus conditions sine qua non à toute forme de vie sociale, humaine. Que se pose aujourd’hui la question de savoir si celles-ci ne sont pas, dans tous les sens du terme, en train de s’épuiser.

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La dignité n’est donc pas la seule dimension éthique que visent nos dissidences. Il s’agit de vivre. De vivre ensemble. De vivre joyeux. Et si le désir de rester digne y participe incontestablement, si le souci d’une certaine authenticité, indéniablement réfractaire à la résignation et au cynisme, participent pleinement d’une telle perspective, il nous faut aussi être foncièrement lucides quant à nos possibilités, au travers nos luttes, au travers nos pratiques autonomes d’entraides et de résistances, de préserver et de renforcer ce qui peut nous permettre d’accroître non pas seulement notre capacité à être libre, mais aussi à être heureux. La multiplication des fronts et des pratiques séditieuses représente toujours l’occasion de tisser des liens, de densifier un réseau, d’établir des espaces et des moments au sein desquels vie et lutte s’associent. Non pas à la manière d’un militantisme obtus où la vie s’absorbe dans la lutte, mais de façon à ce que nos manières de vivre ensemble soient subversives aussi bien pour nous-mêmes que pour les autres. Que s’y déploie une énergie, une intelligence, une force et une joie qui, face au mal-être que produit industriellement la barbarie du monde moderne, puissent faire valoir leur puissance, et devenir véritablement contagieuses.

Il ne s’agit plus alors d’attendre ou d’espérer un grand soir ; il ne s’agit plus seulement de travailler à ce que la situation, l’état d’esprit de nos contemporains, nos façons de s’organiser et d’agir puissent permettre quelques mouvements révolutionnaires, soulèvent les foules et mettent à terre les mécanismes et mécaniciens de la domination ; il ne s’agit pas de donner un sens à nos existences qui soit contingenté à une issue glorieuse, au renversement du capitalisme, à la préservation de la vie sur terre… Il s’agit, ici et maintenant, de faire notre possible pour ne pas se laisser engloutir par les perspectives d’existences ineptes et abruties qu’érige en normes la dynamique insensée qui nous dirige ; ne pas se laisser saborder, ne pas se laisser abîmer par la routine d’une vie absurde… Essayer autre chose, avec d’autres.

Créer des liens, des complicités, des amitiés, du commun. Construire des outils, réfléchir des idées, expérimenter des pratiques, s’approprier des lieux, favoriser des rencontres, partager des plaisirs, subvenir à nos besoins. Nous avons à faire société.

Et s’il n’y pas de chemin tracé pour y parvenir, il existe des voies sans issues, des compromissions infamantes, des stratégies stériles et des naïvetés coupables… Il n’y a pas de chemins plus courts menant à la résignation que ceux qui empruntent la voie des certitudes simplistes, des espoirs grandiloquents ou des moralismes béats… Nombreux sont les cyniques qui souffrent d’y avoir trop crus, et dans ce cas, le cynisme n’exprime rien d’autre que le sentiment coupable d’avoir été naïf. Nous devons être avisés quant à la forte probabilité de nos échecs à répétitions, et nous devrions savoir qu’il n’existe pas de solutions miracles. Qu’il n’y a pas et n’y aura pas « d’homme providentiel », qu’il ne suffit pas d’un nouveau parti, d’une nouvelle constitution, d’un droit au revenu, de la socialisation des banques, de l’autogestion des entreprises ou d’une insurrection massive pour qu’enfin tout s’arrange. Il n’y a pas plus de « développement durable » qu’il n’y aura de « lutte finale », pas plus de « capitalisme à visage humain » ou de « démocratie réelle » au sein du parlementarisme qu’il n’y aura un jour de société idéale ou parfaite. Et ce n’est pas là une raison pour désespérer, pour se résigner à ce qui est, et poursuivre mollement nos vies absconses10.

Le défi est multiple : il consiste à ce que l’on ne se berce plus d’illusions quant à la possibilité de réformer profondément et durablement la société sans passer par une période révolutionnaire, avec les résistances, violences, incertitudes et égarements que tout bouleversement historique important entraîne, lorsqu’il vise à retirer aux classes dominantes les moyens d’asservir le monde à leurs névroses. Or, c’est bien souvent lorsque retombe l’illusion réformiste que la résignation point. Penser qu’une révolution est possible et souhaitable alors même que rien ou presque ne la laisse présager n’est pas réductible à une position théorique qui assumerait le fait historique éprouvé qu’une révolution – un soulèvement populaire d’ampleur entraînant la destitution des pouvoirs en place – est toujours largement imprévue. Si le sentiment profond et raisonnable d’être enserré dans une époque en forme de cul de sac peut conduire à opiner et s’agiter en faveur d’un mouvement révolutionnaire, il semble pourtant qu’il y ait bien dans cet état d’esprit quelque-chose qui relève plus du tempérament que de l’intellect.

C’est donc bien envers toute forme de docilité, toute procédure d’assujettissement, toute stratégie de fragilisation psychologique qu’il faut s’armer. Et pour cela nous avons à produire des temps et des lieux où nous pouvons collectivement nous vivre et nous sentir déterminés et solidaires, où nous pouvons réfléchir et pratiquer ensemble non plus seulement les stratégies de luttes visant à « transformer la société », mais aussi les moyens que nous avons ou devons mettre en place pour transformer notre quotidien et nous-mêmes au sein de cette société, donc aussi au sein de nos luttes, en amont de toute révolution. D’une part parce qu’il semble bien qu’il y ait dans cette exigence un préalable opportun à tout élan révolutionnaire sincère – manière de cohérence, mais aussi travail de fond et de long terme –, ensuite parce qu’il se pourrait bien que nous n’ayons à connaître aucune révolution digne de ce nom de notre vivant, et qu’il ne devrait pas s’agir là d’une raison pour renoncer à se défaire, autant qu’il est possible, de ce que nous voudrions voir abolir à grande échelle.


notes et références

1Le travail de C. Dejours sur la souffrance au travail est très instructif, et nous apprend notamment que les suicides sur les lieux de travail est un phénomène relativement récent.

3À vrai dire, il suffit même qu’au sein d’un mouvement l’une de ses composantes, ou même certains de ses membres donnent l’exemple de caractères et d’actes attestant la sincérité du sentiment qui les anime pour que l’on s’aperçoive que non seulement il n’y a pas de fatalité à l’égoïsme et à l’ambition de dominer, mais plus encore, que cette tendance socialement construite, institutionnalisée, peut être et a été maintes fois rompue alors même que tout pesait en sa faveur, que le chacun pour-soi pouvait, bien plus qu’aujourd’hui, apparaître comme une évidence toute naturelle…

4Il est probable qu’à ce titre les cours d’histoire-géographie que l’on dispense à nos adolescents auraient un rôle à jouer, et pour peu que l’on prenne au sérieux l’idée d’une éducation à la citoyenneté, il y a quelques raisons à ce que l’on s’étonne de la place qu’occupent les mouvements et révoltes populaires en comparaison de celle prise par les intrigues des dirigeants, les dates de leurs couronnements, celles des « grandes » batailles, etc.… Ne faut-il pas voir dans les terribles lacunes de notre compréhension de l’histoire des peuples et des sociétés l’un des socles où s’originent d’une part la naturalisation de la domination du grand nombre par une minorité, d’autre part une conception de l’histoire où à l’inverse, et apparemment paradoxalement, est naturalisée l’idée du progrès qui, semblant n’avoir que peu de rapport avec l’action des individus et des masses, posséderait ainsi une dynamique propre nous dispensant d’agir en sa faveur ?… Pessimisme et optimisme peuvent ainsi se réconcilier d’un point de vue théorique – celui de la fatalité – comme d’un point de vue pratique – celui de la passivité –, le tout au travers d’une narration historique qui oblitère la violence incroyable contre laquelle les dominés en tout genre se sont affrontés pour obtenir le moindre droit contre celui de leurs bourreaux – les États, les Églises, les possédants…

5Chose qu’avait bien compris Marx, en alliant au sein du Capital l’analyse économique à l’enquête historique.

6Sur le sujet, lire notamment Francis Dupuis-Déri

7Sur le sujet, lire notamment Michel Henri, La Barbarie…

8… Et même de réfléchir à ce que l’on souhaiterait si nous pensions avoir le pouvoir d’agir.

9Certes, il existe certains cyniques qui, loin de tomber dans le conformisme et la collaboration, choisissent la dissidence, ne serait-ce qu’au nom de considération d’ordre esthétique ou poétique…

10Ni non plus pour déverser avec arrogance son mépris sur les « ingénus » qui, au sujet d’un revenu universel, d’une assemblée constituante ou d’une 6e république, fondent des espoirs démesurés. En tant que porteuses d’un certain dynamisme, occasions de nouvelles rencontres, ouvertures à certaines problématiques, ces perspectives représentent pour toutes celles et ceux qu’elles mobilisent l’opportunité de s’extraire du désarroi et de l’apathie ambiante. Si par là même elles génèrent parfois chez eux un enthousiasme candide aux allures fétichistes, et ce au risque d’une désillusion désarmante si elle traîne trop à venir, elles ne sont des « impasses » que dans la mesure où s’y concentrent et s’y renferment toutes leurs énergies et réflexions, que s’y arrête leur dynamique, au lieu de devenir l’occasion d’approfondir les problématiques qu’elles convoient.

La loi du Travail…#OnVautMieuxQueCa ? Vraiment ?

L’extinction de la social-démocratie

Derrière les décombres de l’engagement politique, sous l’accoutrement en loque du militantisme partisan, il n’est pas difficile d’observer le même type de crédulité, ridicule et bornée, que celle arborée par l’enthousiasme du religieux, le même type de ferveur passionnée que celle qui exalte le spectateur face à l’idole dont il est fan, ou à l’équipe dont il est supporter. Et si le banal citoyen honorant son sacro-saint devoir d’électeur dispose d’un penchant moins prononcé pour le grotesque, le sérieux avec lequel il renouvelle périodiquement ses espoirs quant aux possibilités que le désastre s’atténue, voire que la situation s’améliore suite à l’élection de nouveaux chefs, laisse transparaître une forme de candeur pathétique de nature analogue, à peu près aussi étonnante que celle du militant encarté.

Lorsque l’on s’intéresse plus particulièrement au militant·e ou à l’électeur·trice de « gauche », se pose aujourd’hui sérieusement la question de savoir comment il serait possible qu’un tel entêtement puisse encore perdurer. Le prolongement de la réforme des retraites imposée sous Sarkozy par le gouvernement « socialiste » et le « pacte de responsabilité » laissait présumer de la teneur du quinquennat Hollande, et le libéralisme débridé de la loi Macron vint confirmer que le « cap » pris par la « social-démocratie » depuis longtemps déjà s’affirmerait désormais sans retenue. Pareil affranchissement, incarné par la figure bicéphale Valls-Macron, s’effectua certes d’une façon relativement brutale, mais à n’en pas douter, l’incroyable force de résilience de l’électorat de gauche y aurait survécu. Il n’est malheureusement pas farfelue d’affirmer qu’il aurait aussi surmonté la violence du « tournant sécuritaire » opéré lors de la loi sur le renseignement, qui, bien qu’elle fut la manifestation sans équivoque d’une continuité décomplexée avec le sécuritarisme de l’ère Sarkozy – à vrai dire largement radicalisé –, pu être adoptée sans véritables remous grâce à l’exploitation maîtrisée des peurs et traumatismes engendrées par les tueries « Charlie hebdo ». Les mesures prises suite aux attentats qui suivirent, d’une ampleur et d’une radicalité véritablement inédites pour un pays « démocratique » subissant de telles « attaques » furent probablement l’occasion pour un certain nombre d’électrices et d’électeurs de gauche, lorsque l’émotion cessa de gouverner tout discours et toutes pensées, d’une certaine perplexité. La posture, le discours, la réaction martiale du Président en quête de stature n’était pas seulement le décalque évident de celle adoptée par G.W. Bush suite aux attentats du 11 septembre 2001. L’instauration d’un état d’urgence de trois mois, dont on annonçait d’emblée la probable prolongation, et surtout le « symbole » de la déchéance de la nationalité, commencèrent à faire sérieusement tiquer une partie du « peuple de gauche », tant la dissonance cognitive devint difficile à résoudre. Comment parvenir à faire tenir ensemble « politique de gauche » et État policier, « progressisme » et ralliement avec une proposition de longue date du Front National ? L’électorat PS était une énième fois confronté à un fait troublant : la seule critique que parvient encore à émettre la droite envers cette gauche de gouvernement se réduit à affirmer que ce qui est fait « va dans la bonne direction » mais « n’est pas suffisant », « ne va pas assez loin »1… Alors même qu’indubitablement, le gouvernement socialiste n’a pas cessé, depuis sa nomination, d’aller plus loin que les gouvernements de droite auxquels il succédait…

Le point de rupture n’était probablement pas atteint pour autant, et l’on peut supposer, malgré l’absurdité manifeste de la chose, que nombre d’électrices et d’électeurs disposent d’une souplesse d’esprit leur permettant de voter pour un parti adoptant des mesures d’extrême droite… afin de faire barrage à un parti d’extrême droite.

L’amorce d’une mobilisation contre la loi Travail de la ministre El Khomri semble prendre les traits d’un tel point de rupture. La pétition réclamant son retrait ayant franchi le million de signature en quelques jours, et les appels à manifester initiés sur les réseaux sociaux prenant de cours la téméraire docilité des syndicats, paraissent annoncer la possibilité d’un mouvement social dont la résolution est pourtant traditionnellement réservée aux frondes suscitées par des gouvernements officiellement de droite. L’adoption de la doctrine néolibérale par le parti socialiste, affirmant sans ciller que la « bataille contre le chômage » exige de travailler toujours plus, de gagner toujours moins, de faciliter les licenciements, et finalement, de renoncer progressivement à l’ensemble des droits protégeant les salariés, dispose en effet d’un certain potentiel à désillusionner un grand nombre de celles et ceux qui jusque-là, voulaient encore y croire.. Pourtant, le discours farceur qui consiste à présenter le démantèlement du code du travail tel un accroissement de la « liberté » des travailleurs·euses – celle de s’accorder avec leurs employeurs pour travailler le dimanche, de faire plus d’heures supplémentaires qui soient moins majorées, etc. – est un discours qui, à force d’être répété, avait su pénétrer l’opinion. En janvier, un sondage affirmait ainsi que 85 % des gens jugeaient le Code du travail actuel trop complexe, 76 % illisible, et 63 % qu’il constituait un frein à l’emploi… La question de savoir s’ils avaient effectivement essayé d’y jeter un œil un jour ne fut apparemment pas posée. Fin Février, un sondage Opinion Way pour le MEDEF et CroissancePlus publiait des résultats similaires, alors même que l’opposition au projet s’ébauchait avec une certaine dynamique : 65 % des sondés estiment alors qu’assouplir les réglementations des entreprises serait favorable à la création d’emplois, et 54 % s’accordent à dire que faciliter les licenciements économiques diminuerait le chômage… Au même moment, un autre sondage, réalisé par Elabe et publié par BFMTV, révélait que 70% des Français considèrent le pré-projet de loi de Myriam El Khomri comme une menace pour les droits des salariés. Démonstration patente de l’insignifiance des sondages, ou de l’inconstance et incohérence de « l’opinion publique » ? Peut-être pas… Peut-être même qu’il faille y voir l’expression d’une réelle lucidité, consistant à reconnaître que nous parviendrions probablement au plein emploi si nous nous alignions sur le modèle chinois, ou si nous rétablissions l’esclavage.

Ce qui, en tout cas, semble avoir atteint la conscience de la foule embryonnaire qui décide de se mobiliser contre la loi travail – en ligne, avec la pétition au million de signatures, ou dans la rue, avec les centaines de milliers de manifestants du 9 mars –, c’est l’officialisation du décès de la social-démocratie en tant qu’orientation politique des « partis de gouvernement ». Désormais, la sournoise traîtrise des timidités de l’idéologie social-démocrate renvoi aux courants « d’extrême gauche ». Jamais le mot réformisme n’avait été à ce point synonyme de libéralisme.

Commentaires sur le mouvement qui s’amorce

Aussi « légitime » que soit cette « mobilisation » suscitée par la spectaculaire arrogance du parti socialiste, la mise en scène et la dynamique qu’un grand nombre « d’acteurs » de la « scène » politico-médiatique et syndicale tentent d’ores et déjà de lui donner appelle quelques commentaires dont l’évidence pourrait laisser espérer que les énergies déployées au sein du mouvement en formation ne soient pas entièrement gaspillées par les « victoires » syndicales ridicules du statu-quo ou pire encore, d’une réforme « re-négociée ».

1. Toute élection constitue une fraude électorale. Qu’un gouvernement ait le « courage politique » de contrevenir radicalement aux promesses prononcées lors de sa campagne ne devrait plus surprendre. Non pas seulement parce que l’histoire du parlementarisme et de la représentation politique en général est l’histoire de ces promesses non tenues, des revirements de situation et des trahisons politiques – non pas tant parce que cela est habituel, quoique prenant parfois des proportions inattendues, mais parce que cela est institutionnel : la politique spectacle et l’arbitraire gouvernemental est ce qui est institué, légitimé et promu par l’électoralisme et la « représentation politique ».

2. La Loi Travail dite El Khomri n’est pas à proprement parler une trahison, mais la suite logique de la loi du travail en régime capitaliste : elle signe et manifeste la conviction des classes dominantes selon laquelle le rapport de force leur est actuellement favorable. Renforcer l’exploitation des salariés en vue de renforcer les entreprises, d’augmenter la croissance et la compétitivité, soit, en d’autres termes, de raffermir et d’accroître la puissance du fric, du business – du capital… –, s’inscrit dans la dynamique naturelle de l’économie marchande et du travail subordonné. Qu’un gouvernement de gauche s’affranchisse du masque derrière lequel il tentait auparavant de déguiser ces régressions, qu’il prétendait pouvoir compenser par de nouveaux droits pour les travailleurs, marque un changement de rythme, non de direction. Défendre le Code du Travail, comme ensemble de droits visant à réguler l’avidité et le cynisme des employeurs dans le cadre du « lien de subordination permanent » constitué par le contrat de travail, devrait nous rappeler que pareils droits représentent des compromis qui, quelque-soit les améliorations que nous pouvons en tirer au quotidien, ne sont que des pis-aller toujours précaires modérant une situation d’exploitation, de subordination – de domination – que nous devons viser à abolir, si nous ne voulons pas qu’elle croisse.

3. De fait, le retrait d’une réforme qui dégrade les conditions d’exploitation du travail ne peut être considéré comme une victoire uniquement pour les syndicats et leurs représentant·e·s qui, à l’occasion des mobilisations réclamant le maintien de la situation actuelle, disposent d’une certaine publicité, et d’un tremplin à leurs carrières. Si le fait de devoir repousser ou de ralentir l’évolution du degré de subordination de chacun vis-à-vis de l’économie est en quelque-sorte un échec pour un gouvernement et les organisations patronales qu’il représente (encore que cela prépare malgré tout la suite), il n’y a là pas plus de victoire pour les salarié·e·s qu’il n’y en a pour les « citoyen·e·s » lorsqu’ils parviennent à « faire barrage au front national ». A minima, une bataille victorieuse des travailleurs·euses (et étudiant·e·s, et chomeurs·euses…) lors d’un mouvement social implique une augmentation de leurs droits. Mais chaque bataille devrait être l’occasion de se souvenir que nous ne gagnerons la guerre qu’ils nous font que lorsque nous organiserons nous même, collectivement, le travail et l’économie en général. Lorsque nous organiserons collectivement nos moyens de vivre. Lorsque nos vies ne seront plus subordonnées à l’accroissement de richesse et de pouvoir de quelques-uns.

4. Une « mobilisation de la jeunesse », un « mouvement étudiants et lycéen », voilà l’enclosure idéale pour un mouvement social qui logiquement devrait avant tout être le mouvement de celles et ceux qui sont le plus directement humilié·e·s par la loi du travail. Non pas les futur·e·s diplomé·e·s des universités, mais celles et ceux qui triment d’ores et déjà, sous le régime actuel du code du travail, et celles et ceux que le marché du travail exclu en attendant de pouvoir en faire de simili-esclaves (par le travail en prison, le conditionnement du RSA à un travail obligatoire, des contrats « uberisés », etc.). Le narcissisme collectif avec lequel jouent les représentant·e·s syndicaux du milieu étudiant lorsqu’ils font clamer que « le gouvernement est foutu, la jeunesse est dans la rue » n’est pas seulement empreint d’une puérilité d’autant plus pathétique que le slogan est usé. Il vise aussi à s’accaparer le mouvement, à en faire « sa » mobilisation, et par là, prend le risque de démobiliser, de marginaliser ou d’invisibiliser celles et ceux qui ne font pas partie de cette jeunesse plus ou moins privilégiée. Les médias et politiques ne s’y trompent pas, et sauront en jouer, eux aussi. Déjà, on laisse entendre que si les futurs diplomé·e·s s’opposent à cette réforme, c’est en négligeant l’intérêt des salarié·e·s les plus précaires ou exploité·e·s, c’est au nom d’un certain égoïsme, qui ne se soucie pas véritablement du chômage auquel sont condamné·e·s les plus pauvres, les non-diplomé·e·s… Le fait est si habituel que le mot de « jeunesse » évoque et invoque, dans ce contexte, non pas n’importe quel jeune, mais celui-ci qui, issue de classes plus ou moins moyennes, craint d’être déclassée. Devra-t-on s’étonner si, de nouveau, les ouvriers et ouvrières, les salarié·es en tout genre, les plus directement concerné·e·s par la réforme, se contentent finalement d’être spectatrices et spectateurs d’une lutte qui devrait être aussi la leur, et si, à un moment donné, les jeunes refoulé·e·s de « la jeunesse » n’intègrent les cortèges étudiants qu’en vue de quelques rackets ?

5. Lorsqu’un mouvement social réclame avec détermination le retrait d’un projet de loi, il obtient éventuellement sa re-négociation, probablement son report. Lorsqu’il commence à réclamer de nouveaux droits, à contre-courant de la réforme, il a quelque chance d’obtenir son retrait. Lorsqu’un mouvement social s’accompagne une critique radicale du travail, de l’économie, des dominations et inégalités instituées, lorsque finalement il prend l’allure d’un mouvement qui dépasse la posture revendicative, qu’il sort du jeu du « dialogue social » entre « partenaires sociaux », pour devenir l’expression d’un ras-le-bol exprimant une conscience suffisamment claire de l’arnaque continue que représentent les rapports sociaux existant, il a quelque chance d’obtenir de nouveaux droits, et se donne la possibilité de grossir les rangs d’une dissidence qui fasse véritablement sens, qui soit à la hauteur de la situation, et renverse, un moment au moins, le rapport de force. Début mars, prônant le « dialogue et le respect », François Hollande formule ses craintes : « Rien ne serait pire que l’immobilisme ou de tout mettre en cause ». L’immobilisme : voilà la victoire recherchée par les syndicats étudiants ; tout mettre en cause : voilà ce que peut un mouvement qui ne se laisse pas kidnapper par les tactiques et tacticien·e·s syndicaux. Au même moment, Myriam El Khomri lançait à son propre camp une formule que nous devrions pouvoir reprendre à notre compte : « il faut frapper vite et fort, y compris en bousculant ».

#OnVautMieuxQueCa ? Que valons-nous exactement ? Lorsqu’à l’occasion de pareilles réformes, s’affichent sans complexe les ambitions patronales et gouvernementales, il est rassurant de pouvoir constater que nous soyons encore un certain nombre à discerner l’envergure du mépris, de l’insulte et de la provocation auxquels nous avons à faire face. Mais le slogan-hashtag reste terriblement creux si nous restons incapables de donner un contenu sérieux à ce « mieux » que nous estimons valoir. Les larmes que versent médias, patrons et partis de droite suite aux « reculs » de Manuel Valls sauront-elles nous convaincre à peu de frais, que nous avons pris la direction vers la forme et le degré d’exploitation que nous estimons mériter ?


Notes

1Au sujet de la loi travail, le MEDEF ne cache pas son enthousiasme, et parle d’un « projet de loi ambitieux » qui « va indéniabement dans le bon sens ». Le Medef écrit aux parlementaires pour soutenir la loi El Khomri (Marianne.net)

La crise des idées au pouvoir – perspectives révolutionnaires (1)

Avec l’essor des libertés formelles, de la pseudo-égalité politique et juridique, de la libéralité des mœurs et de l’organisation des divergences d’opinions caractérisant le capitalisme libéral, le gouvernement des esprits, des idées ou de « l’opinion publique », comme mode de domination à la fois exigé par ces acquis libéraux et facilité par les dispositifs institués à travers lesquels ils se formalisent, apparaît comme l’instrument privilégié et jusque là terriblement efficace d’une reproduction de la structure de classes des sociétés capitalistes modernes, d’autant plus efficace que celle-ci se dissimule en tant que telle, jusqu’à être apparemment parvenue à dissoudre les classes elles-mêmes comme représentations symboliques1. Partant, la soumission des individus aux systèmes de relations qui leur dictent les attitudes attendues semble dépendre d’une assimilation idéologique et psychologique, non pas simplement des réquisits énonçant l’endroit de la position qu’ils doivent tenir et la façon dont ils doivent la tenir, que des raisons pour et par lesquelles ces réquisits peuvent être déduits par les individus eux-mêmes comme ce qu’il est normal et préférable de faire. De fait, ces « raisons » sont, probablement plus encore que les dispositifs pratiques de discipline et de contrôle qui sécurisent traditionnellement l’environnement social du capital, les armes grâce auxquelles s’effectue le dressage des individus comme membres conformes d’une communauté qui n’a plus rien à se partager, à qui il ne reste plus rien de commun en dehors de leur participation directe ou indirecte à la production marchande2. Et il n’y a rien d’original à constater que la plupart de ces « raisons » s’agencent au mode d’expression dominant du conformisme qu’est aujourd’hui encore l’égoïsme, ainsi devenu une sorte d’ethos ou d’habitus globalement partagé au sein de nos sociétés, rendant chacun indifférent aux autres si ce n’est justement en tant qu’Autres, concurrents, moyens pour ses propres fins. L’égoïsme agit chez beaucoup comme une justification pseudo-pragmatique suffisante de leur coopération contrainte au désordre social, alors même qu’il fonctionne comme un instrument essentiel de leur domination : en tant qu’il dresse chacun contre tous, l’égocentrisme abolie les solidarités à partir desquels un individu peut véritablement exister comme individu, c’est à dire comme être social, et par conséquent dresse aussi chacun contre soi-même, contre ses propres forces d’existences, lors même qu’il prétend à des effets exactement contraires. Mais si la production sociale des subjectivités complices et consentantes à leur propre avilissement et abrutissement est depuis longtemps l’élément indispensable d’une perpétuation du mouvement d’inégalisation et d’artificialisation des modes d’existences et de ce par quoi nous sommes sensés nous estimer libre et heureux, il semble cependant que cette dynamique de production quasi industrielle d’imbéciles heureux, ou tout du moins d’idiots résignés3, réclame une intensification croissante des dispositifs d’assujettissement aux normes du raisonnable, en réponse à l’affaiblissement progressif de leur force d’évidence, et donc de leur capacité à produire des individus satisfaits de leur situation et de la situation économique et sociale. Cette désaffection croissante à l’égard des mécanismes d’attribution des positions sociales et des logiques et pratiques sociales par lesquelles ils se présentent comme justes et justifiés (désaffection qui se manifeste aussi bien par la massification des usages légaux ou non des psychotropes4, que dans la multiplication des cas de désertion des places assignés5), si elle peut être considérée comme un élément manifeste d’une crise des représentations sociales dominantes ouvrant la voie à une déstabilisation des classes dirigeantes, voire permettant d’envisager la perspective d’une ré-émergence de la contestation de la domination de classe elle-même, doit aussi nous rendre attentif aux méthodes mises en place afin de la contrer, que ce soit justement en termes de renforcement des dispositifs d’assujettissement aux normes, ou bien en termes de stratégies de contournement visant l’institution de nouvelles normativités parallèles, à même de ménager une porte de sortie, pour les classes dirigeantes, au capitalisme libéral : le capitalisme autoritaire, et ses auxiliaires traditionnels que sont l’État policier, le patriotisme, la guerre et la xénophobie. Cette double réflexion, d’une part sur l’imaginaire social capitaliste et sa crise, sur l’ampleur de celle-ci et sur les formes diverses de ses manifestations, sur les convergences et les divergences qui s’y rencontre, etc., et d’autre part sur les façons, elles aussi protéiformes, par lesquelles l’autorité du capitalisme et de son oligarchie cherche ou parvient à se maintenir, ne saurait apporter de réponses quant aux stratégies qu’il faudrait employer pour faire aboutir un projet de transformation radicale des sociétés en vue de l’émancipation individuelle et collective, soit d’une égalité et d’une liberté un tant soit peu conséquente. Elle n’en n’est pas moins un préalable nécessaire à toute démarche ayant pour objectif de combattre les aliénations instituées, et donc de faire progresser l’autonomie individuelle et collective, ne serait-ce qu’en tant que projet collectif.

(suite…)