Castoriadis – Capitalisme et individus aliénés

L’imaginaire et les institutions liés au projet capitaliste étant considérés par Castoriadis comme autonomisés, il s’ensuit que la fabrication des individus par nos sociétés modernes est avant tout fabrication d’individus hétéronomes. L’hétéronomie des sociétés capitalistes n’est donc pas une stricte aliénation objective (de la même façon, d’ailleurs, que pour toutes autres sociétés hétéronomes) ; si les institutions liées au capitalisme peuvent être dites aliénantes et aliénées, ce n’est pas simplement en tant que les individus qu’elles concernent n’ont pas le pouvoir effectif de les transformer, mais aussi, et peut être surtout, en tant qu’ils adhèrent aux significations imaginaires qu’incarnent ces institutions. Quel est le « type anthropologique » que tend à fabriquer notre imaginaire social institué ? Une fois que l’on a décelé chez ce dernier le noyau de significations centrales de la maîtrise rationnelle d’une part, aboutissant à la hiérarchisation et la bureaucratisation de l’organisation sociale, et du critère économique d’évaluation et de valorisation d’autre part, l’analyse castoriadienne nous suggère qu’il s’agit d’ « un individu tout à fait particulier qui advient avec le capitalisme moderne » 1, et dont l’une des principales spécificités serait la tendance au conformisme et à la « privatisation »2. Cette dernière, décrite comme désengagement des individus des sphères publiques et tout spécialement de la chose politique, se présente comme résultant directement du cadre et du type de participation auxquels ils ont accès, et par lesquels l’illusion du contrôle démocratique est censé résorber ou canaliser les protestations sociales vis-à-vis de certaines transformations de leurs conditions de vie. La privatisation de « l’ekklesia » (sphère publique/publique, ie. sphère politique) se répercute ainsi directement sur la dimension subjective de l’hétéronomie, comme repli des individus sur la sphère privée, cultivant alors une position passive de spectateur. Néanmoins, cette « privatisation des individus » que Castoriadis observe ne dérive pas uniquement du devenir-privé de l’ekklesia, mais renvoie aussi, d’une manière plus proche des analyses marxistes et notamment lukacsiennes, à la position de travailleurs salariés et soumis aux directives (le plus souvent imposées par les machines elles-mêmes, et dont l’application et le rythme est aujourd’hui de plus en plus vérifiés par des machines lorsqu’il n’est pas possible de l’imposer mécaniquement). Concernant l’époque actuelle, Castoriadis ajoute de surcroît le consommationnisme qui caractérise et conditionne la progression du capitalisme avancée en tant que corollaire du maintient de l’idéal productiviste, et associe ainsi la  privatisation des individus  à la prégnance de la norme économique et marchande dans l’imaginaire social capitaliste, et par conséquent aux comportements et représentations qu’elle favorise. L’individu qui émerge, et qui selon lui « semble » témoigner de la réussite du capitalisme à « être enfin parvenu à fabriquer le type d’individu qui lui “correspond » 3, est exposé comme « défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé », ou encore comme « perpétuellement distrait, zappant d’une “jouissance” à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toutes sollicitations d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises »… C’est ainsi, malgré l’incompatibilité sans équivoque entre l’idée d’une détermination extra-sociale de l’homme comme homo-œconomicus et la philosophie castoriadienne, qu’il affirmera néanmoins que « l’être humain devient homo-œconomicus » (souligné par moi), pour lui équivalant à l’idée « d’homo-computans »4. De la même façon qu’il remarquait dans « L’institution… » qu’ « aucune société primitive n’a jamais appliqué aussi radicalement les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne le fait l’industrie moderne de sa métaphore de l’homme-automate »5, il défend donc également l’idée que l’amalgame du bonheur ou de la liberté à l’accès indéfiniment croissant à des biens de consommations, de même que l’importance de l’acquisition et de la possession démonstrative de certains biens dans les processus d’identification des individus6, est suffisamment effective quant à la nécessité d’absorber la croissance de la production, et manifeste ce faisant un aspect non négligeable de l’hétéronomie individuelle propre à la modernité.

Finalement, la dimension subjective de l’aliénation associée aux sociétés capitalistes modernes ne peut être réduite chez Castoriadis à un facteur particulier, objectif ou subjectif, dont découleraient ensuite les différents aspects. Elle se rapporte à la fois à l’imaginaire social et aux significations instituées dans lesquels se meuvent, pensent, évaluent, interprètent, agissent, désirent, etc., les individus socialisés, et à la fois à l’hétéronomie objective instituée par les structures hiérarchiques et bureaucratiques au sommet desquelles sont prises les décisions – ces différents aspects (autonomisation de l’imaginaire social, domination du discours de l’Autre, autonomisation des institutions) étant eux-mêmes considérés comme inséparablement liés. Par conséquent, si l’hétéronomie induite par l’organisation de l’entreprise capitaliste, instituant la séparation entre ceux qui décident et ceux qui appliquent les décisions concernant la production, se répercute en tant qu’aliénation individuelle en ce que les individus socialement institués comme travailleurs ont tendance à suffisamment adhérer à la représentation selon laquelle cette séparation ou hiérarchisation est inévitable, ce n’est pas pour autant que nous pouvons déduire l’ensemble de ce qui se réfère à l’aliénation de l’organisation hétéronome du travail. Les types d’individus requis afin de maintenir les institutions capitalistes sont certes à la fois l’entrepreneur et/ou investisseur d’une part et le travailleur salarié de l’autre, mais aussi celui du consommateur insatiable et du citoyen leurré ou désintéressé. Plus encore, l’investissement symbolique de la représentation d’une organisation (politique, économique, sociale) rationnelle ou celle d’un progrès constant de la maîtrise rationnelle, en tant que rapportée à l’aliénation subjective, s’enracine à l’aspiration primitive à l’omnipotence et omniscience de la psyché. L’hétéronomie des individus en régime capitaliste renvoie en conséquence à la domination d’un imaginaire autonomisé qui promeut le « motif économique » comme valeur centrale (et qui de ce fait engendre des individus qui se construisent puis se représentent à eux-mêmes leurs identités et celle d’autrui à travers des critères pseudo-utilitaristes7), mais aussi à la satisfaction et au renforcement de certaines pulsions et tendances de la psyché humaine : sentiments de saisir le monde comme totalité en droit compréhensible, consommation et loisirs valorisés sur le mode du caprice auquel il faut pouvoir céder instamment, infantilisme et mysticisme…

Notes et références

1 Figures du pensable, ,  p.163

2 Voir notamment L’individuprivatiséinMANIERE DE VOIR 46 – Révolution dans la Communication – Le Monde Diplomatique – Juillet / Août 1999, p. 75 .77

3 Les carrefours du labyrinthe, t.5, p.89

4 Figures du pensable, ,  p.75

5 L’institution, p.238

6 Les carrefours … t.4, p.157

7 L’organisation sociale et de nos rapports sociaux peuvent être dit chez Castoriadis “utilitaires” pour autant que l’on n’oublie pas qu’il ne saurait s’agir d’une objectivation des individus renvoyant à une rationalisation réelle du social-historique, mais de la réalisation concrète de la signification moderne de l’utilité, définit par des critères qui ne sauraient être fondés, visant une fin qui est considérée comme fin en-soi de l’humanité, et moyennant l’organisation bureaucratique-hiérarchique comme technique de distributions des rôles sociaux et des tâches…

Cet article appartient à la seconde partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, « L’aliénation : hétéronomie individuelle et collective », comporte les articles :

Sur la dimension hétéronomie du capitalisme