Perspectives révolutionnaires

Cynisme, défaitisme, résignation – L’assujettissement psychologique à l’horreur

Ce qui donne à certains l’énergie et la rage de se battre produit chez d’autres des effets strictement opposés. La surabondance des informations concernant la barbarie économique, la puissance et l’impunité des multinationales, la corruption et collusion des politiciens, ne génèrent pas seulement des résistances résolues, mais aussi des redditions désabusées. Interroger l’accablante insuffisance du nombre de ceux qui résistent et des formes de résistances au sein des sociétés de consommation sous le prisme de la résignation, c’est reconnaître d’emblée que ce qui fait essentiellement défaut n’est pas le franchissement d’un seuil de conscience quant au cynisme criminel des sphères gouvernantes. La lucidité vis-à-vis de la désastreuse forfaiture du capitalisme apparaît de plus en plus comme une distinction marginale entre ceux qui tentent de résister et ceux qui collaborent avec plus ou moins d’enthousiasme à ce qui est : qui ignore encore le degré exorbitant d’inégalité séparant les plus riches des plus pauvres ? Qui se leurre quant à la mauvaise foi insolente du spectacle politico-médiatique ? Qui doute réellement du caractère écologiquement insoutenable de la marchandisation du monde ? Il en existe encore, mais leur nombre ne suffit plus à rendre compte de notre incapacité à renverser la dynamique macabre où l’on s’enterre. Le fait est que l’effondrement progressif des idéaux et croyances de l’époque engendre principalement du dépit, de la frustration ou de la peur, et tend à renforcer les replis identitaires et religieux, et donc l’influence des contre-révolutionnaires fascisants.

S’il y a bien un regain d’intérêt pour la démocratie directe qui fait front aux désillusions qu’engendre la « démocratie » représentative, si l’idée de gestion ouvrière sait encore resurgir lorsque ont lieu des fermetures d’usines, si, face aux désastres environnementaux générés par le productivisme se dressent, de plus en plus nombreux, celles et ceux qui revendiquent les plaisirs et la convivialité possible d’une vie plus frugale, nous ne pouvons pourtant pas ignorer le degré d’avachissement ou de dépression de la masse des gens qui ne croient plus en rien. De tous ceux qui auraient déjà pu, et pourraient encore grossir les rangs de la dissidence, combien sont-ils à subir le désarroi paralysant d’une vie laborieuse et insensée, dans un isolement psychologique tel que de plus en plus souvent, il n’apparaît aux autres que dans le geste tragique et sans recours d’un suicide qui se brancarde sur les lieux du crime, à l’endroit où, chaque jour travaillé, ont été anéanti tout espoir d’une vie heureuse1 ? Combien sont-ils les dépressifs, ceux qui ne dorment plus sans somnifères, et ceux qui n’ont trouvé, pour se soulager, que l’évasion éphémère et répétée à n’en plus pouvoir de l’alcool, des drogues ou des anti-dépresseurs ?

Si la sauvagerie économique se contentait d’accroître l’incommensurable inégalité d’accès à ce qui est produit, et ne concernait donc pas aussi la mise en péril de tout ce qui vit, nous pourrions encore n’être pas véritablement surpris de la fausse résignation que feignent les moyennement nantis, englués dans les replis presque confortables d’un « réalisme » cynique. L’indifférence, désolée mais « pragmatique », d’une bonne part des membres des classes plus ou moins privilégiées qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, et qui pour cela se prêtent au jeu de la compétition, quitte à développer ou entretenir les symptômes du parfait sociopathe, ne peut plus s’analyser uniquement sous l’angle d’une ambition exprimant un comportement attendu, cohérent avec leur position sociale. Car celle-ci ne les épargne pas beaucoup plus des cancers qu’engendre l’empoisonnement généralisé de nos ressources vitales. Les souffrances liées à leur travail, bien que difficilement comparables à celles qu’éprouvent ceux dont l’exploitation est sans fard, n’en sont pas moins réelles. La relative abondance de leurs loisirs ne résout pas grand-chose au néant qui hante leur existence. Qu’elles prennent mille nuances, et s’édulcorent pour ceux-là du fantasme de la réussite sociale, l’absurdité, la vacuité et la morbidité de la vie capitaliste n’en sont pas moins universelles.

L’étrange est que la résignation de celles et ceux qui n’ont plus beaucoup de raisons d’espérer s’en sortir seul, qui ont bien compris que la compétition était faussée, ou que ses promesses n’ont pas grand-chose d’enthousiasmant, et qui savent par surcroît que sa dynamique est non seulement absurde mais cruelle, soit une résignation qui s’appuie aussi sur la conscience qu’ils ont à être très nombreux à vivre et sentir l’impasse terrible de notre époque, alors même que cette communauté de sort et de conscience devrait pouvoir produire le sentiment d’une puissance collective conséquente.

L’attitude résignée n’est pas innocente. Elle implique une conscience de ce face à quoi nous nous résignons, une lucidité quant à son caractère détestable. La résignation est le fait d’accepter de vivre avec cette détestation dans l’espoir de s’y habituer, le plus souvent au nom d’une prétention au réalisme pleine d’une humiliante humilité. Celle-ci qui prépare à diverses formes de détestation de soi, qui paradoxalement cherche quelques évasions au sein même du monde et des pratiques qui l’ont produite.

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Le défaitisme qui s’assume parfois avec dédain vis-à-vis des possibilités d’une société meilleure n’est certes pas toujours synonyme d’un abandon de soi pur et simple à la régence du monde marchand. Au sein de la masse de ceux qui se résignent à sa perpétuation, un certain nombre s’écarte du droit chemin, cherche à se faufiler, et ne souhaite plus « réussir leur vie » au sens carriériste et conformiste du terme, mais à vivre, à parvenir à une certaine tranquillité, à des moments de joie. Chacun trace ses lignes de fuite, et à défaut d’organiser et de « politiser » sa rébellion, beaucoup tentent de créer des recoins, des espaces au sein desquels une existence vivable, agréable semble malgré tout possible. Si l’on fait abstraction de l’horreur du monde, c’est bien souvent dans l’espoir de parvenir à s’en abstraire. C’est aussi, justement, parce qu’elle est proprement insupportable. La résignation dans laquelle s’engouffre et s’apaise notre effroi n’est pas seulement l’effet d’un profond sentiment d’impuissance, de la certitude naïve d’une implacable victoire de l’absurde, mais aussi celui d’un refoulement. Ne pas se donner l’ambition d’affronter ce qui pourtant nous enserre, c’est aussi ne pas avoir à s’y confronter, à y faire face. Comme un réflexe défensif – stratégie d’autruches –, nous détournons les yeux de ce qui nous désarçonne, de ce que nous ne pouvons admettre, de l’inadmissible, de l’insoutenable. Si la soumission résignée n’est pas innocente, elle marque cependant assez clairement le regret de ne plus l’être.

La résignation est peut-être moins l’effet d’une indifférence apathique que de la crainte d’un épuisement sans recours, d’un engagement sans fin – le choix sans nuance du repos contre celui de la liberté. Elle est le lieu où sont acculés nombre de ceux qui posent l’alternative en termes de tout ou rien – abandonner ou lutter à corps perdu, se défiler ou prendre le maquis… Et nous pouvons suspecter qu’il s’agit là, pour certains, de mieux asseoir une décision déjà prise. En cela, la résignation a aussi quelque chose d’une posture. Si elle permet d’esquiver la souffrance du désespoir tout en aboutissant aux mêmes conclusions, elle est aussi un moyen d’assumer son inaction, d’échapper à la culpabilité de notre complicité quotidienne, qui bien qu’elle n’ait peut-être pas véritablement d’échappatoire, possède malgré tout quelques degrés de mise en œuvre. Corollaire pathétique d’une position instituée dans laquelle nous n’avons qu’à obéir, subir, et se divertir, la résignation semble dériver d’un désir d’insouciance : derrière l’abandon à l’irresponsabilité où l’on nous confine se loge, un peu honteuse, la satisfaction de pouvoir se dire et donc d’agir de manière irresponsable, de se laisser aller, et finalement de profiter comme on peut des pseudo-compensations que procure notre collaboration, des espaces et temps libres où elle nous permet de fuir, de se réfugier régulièrement…

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Nous ne pouvons comprendre la façon dont les gens construisent leurs idées sans considérer la façon dont celles-ci participent d’une identité, qui logiquement se cherche comme ensemble plus ou moins cohérent de manières de penser et d’agir. Ce n’est pas seulement qu’il y a une détermination ou un conditionnement sociologique de nos manières de voir et de penser, il y a aussi une tendance psychologique à donner rétrospectivement un sens positif aux choix que nous avons déjà effectués – et l’attachement affectif à ses choix devient alors une question d’amour propre.

Pourtant, le diplômé des beaux arts qui se fait embaucher par une boite de pub, le scientifique qui travaille aux profits d’une multinationale, le journaliste qui s’adapte au pouvoir des annonceurs et au sensationnalisme qu’exige le « consommateur », les chômeurs qui se « vendent », se bradent pour un travail sans intérêt, le font probablement sans enthousiasme, et savent bien qu’ils se plient à la conjoncture, renforçant par là même sa dynamique. La position sociale acquise, le travail que nous effectuons, la manière dont nous vivons rentrent régulièrement en conflit avec les ambitions qui pourtant aboutirent à ces situations, et peuvent donc être l’occasion d’une dissidence, mais lorsque l’on se plie « à la réalité », il y a de fortes chances que nous prenions le pli. Si, en convaincant le plus grand nombre qu’il n’y a pas d’alternative, pas de sortie de secours, et qu’il s’agit donc pour chacun de jouer le jeu afin de ne pas s’en sortir trop mal, la résignation sur le plan social et politique participe à la résignation sur le plan individuel, il faut bien voir que l’inverse est aussi vrai : que lorsque nous en venons à accepter notre propre situation, nous tendons à accepter la situation de manière générale. Lorsque nous nous résignons d’un point de vue pratique, et pour des raisons pratiques, nous forçons aussi notre tendance à une résignation psychologique et idéologique. C’est, dit-on, à force de prier que vient la foi. Et la dynamique peut se poursuivre : d’un constat d’impuissance, se profile le risque d’adhérer finalement à ce qui nous opprime, tel un ultime recours pour pouvoir encore se justifier. Vécu comme une froide lucidité sur les chances qui s’offrent à nous, la résignation a elle aussi quelque chose d’insupportable. Position de repli, elle nous rend pourtant vulnérable, et par suite – nouveau repli – ouvre la voie à l’adhésion naïve ou cynique, aperçue ou pré-sentie comme une échappatoire possible à la perte de sens, ou à l’impossibilité de s’accorder quelque valeur.

En se soumettant aux impératifs marchands, ce n’est pas seulement d’improbables marchandises que nous produisons, mais aussi, de manière tout aussi dramatique, un type de subjectivité, une façon de se rapporter au monde, à l’existence. Le capitalisme ne peut être réduit à un système économique par lequel des capitaux sont créés et accumulés par l’exploitation du travail. Comme toute forme de société, les sociétés capitalistes produisent avant tout des individus, des formes de consciences qui correspondent à ses besoins. La production massive de subjectivités dépressives et résignées peut alors se lire soit comme le début d’une faillite, d’une crise, soit comme un pis-aller, peut-être même une stratégie, dont les capitalistes pensent pouvoir se contenter en tant qu’elle n’entrave apparemment pas la possibilité pour l’économie de se maintenir et de maintenir la participation nécessaire des masses à son développement. Que l’enthousiasme consumériste se soit en partie muté en un consumérisme pseudo-thérapeutique empreint d’une mauvaise conscience toujours grandissante ne lui retranche pas, en effet, son caractère rentable.

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Que faire contre le « déjà trop tard », fataliste mais en grande part réaliste, du désastre écologique ? Contre le mal-être qui ronge les capacités de résistance à ce qui le produit ? Contre une dynamique dont le scandale réside aussi dans le fait qu’elle s’est autonomisée, qu’elle s’est emballée jusqu’à être incontrôlable, y compris par ceux qui pourtant parviennent à en tirer profit ? Contre la capacité des structures économiques et sociales à former des subjectivités tantôt sociopathes, tantôt résignées ?

Pessimisme de la raison…

Ce que nous savons, c’est qu’il existe encore des gens qui luttent, et qu’il a toujours existé des moments où la lutte s’empare des foules. Que c’est au sein des luttes que se forment de nouvelles subjectivités révolutionnaires…

Quand bien même les combats menés n’aboutissent pas, ils sont le lieu d’une socialisation fondée sur la solidarité plutôt que sur la compétition, et non seulement celles et ceux qui participent aux luttes, mais aussi chaque personne à qui s’adresse cette solidarité, disposent là d’un moyen pour rompre l’isolement morbide et déstructurant du chacun-pour-soi. Ainsi, la multiplication des moments et des endroits où l’on fait front, tout comme celle des façons de faire front ne vaut pas uniquement comme outils de transformation des institutions et valeurs dominantes, mais vaut aussi comme outils d’auto-formation de sujets autonomes, qui d’une part y vivent des relations intersubjectives subversives, et d’autre part y retrouvent la possibilité de se valoriser indépendamment des critères de valorisations capitalistes. À travers les mouvements de « chômeurs heureux »2, ce qui était dénoncé et vécu comme une exclusion devient une désertion assumée où se revendique un droit d’exister indépendant de celui du travail salarié. Lorsque des pauvres ouvrent des squats ou des centres sociaux autogérés, l’exclusion du « marché immobilier » prend non seulement la forme d’une lutte contre les mécanismes marchands et la spéculation qui le gouverne, mais devient aussi un point de départ pour l’élaboration de nouvelles façons de vivre et de s’entraider. Le combat contre l’implantation d’un aéroport peut devenir l’occasion d’une rencontre, d’une association entre différentes formes de luttes, et devenir symbole de ce qu’il est encore possible de faire lorsque l’on refuse le défaitisme.

Chaque lutte collective mettant en jeu des rapports humains qui ne sont plus médiatisés par des logiques marchandes et hiérarchiques, qui au contraire s’organise de façon solidaire et horizontale, constitue en elle-même la promesse d’une conquête assurée : non pas celle concernant les revendications ou les projets portés, qui jamais ne sont gagnés d’avance, mais celle concernant l’aliénation factuelle contre laquelle on s’oppose et qui, justement en ce que nous nous y opposons, n’est plus alors synonyme d’une aliénation totale, soumettant jusqu’à nos capacités de penser et d’agir à son encontre. Si l’histoire préserve nombre d’entre nous de l’enthousiasme millénariste et de ses prophéties annonçant la défaite inéluctable et toujours imminente du capitalisme, nos résistances représentent néanmoins chaque fois une victoire immédiate, immanente à la révolte, en tant que preuve qu’il est toujours possible de combattre, et parce qu’il s’y exprime notre vitalité et notre dignité.

Or, la dignité est bien l’un des enjeux primordial de toute dissidence vis-à-vis de l’asservissement généré par le capitalisme et les autres formes d’oppressions qui s’y adjoignent. Elle est à la fois moyen de lutte et finalité d’emblée acquise des luttes, et en quelque-sorte, la symétrie inversée de la résignation. Car lorsqu’une subjectivité révolutionnaire se bâti autour et au nom du besoin de rester digne, alors le sentiment qu’aucune révolution victorieuse n’adviendra, la peur de la répression, la conscience que la situation soit parvenue à un stade tel que nombre de ses conséquences catastrophiques seront irrattrapables, et tout ce qui peut entraîner résignation et défaitisme, n’agissent plus sur elle comme des raisons suffisantes pour abdiquer. L’engagement politique, l’initiative de notre participation imposée à la sphère publique, embrasse alors une dimension fondamentalement éthique : celle-ci qui vise d’un même élan l’accroissement de notre capacité à être libre comme sujet réfléchissant, et la formation, le développement des moyens pratiques grâce auxquels nous pouvons agir en vue de cette autonomie, indissociablement individuelle et collective. La dignité que l’on convoite et conquiert lorsque l’on se dresse contre les dispositifs qui subordonnent nos vies à des règles et fonctions auxquelles nous ne saurions accorder de la valeur, et pas même donner du sens – qui donc confèrent à nos vies un caractère insupportablement arbitraire, et à nos personnes bien moins que le statut d’un enfant, celui d’un automate –, ne se laisse pas réduire à sa dimension négative, au « non », au refus d’être ainsi séparé de notre puissance d’agir et de penser… Bien plus que le moteur d’une insoumission, mais à vrai dire aussi en tant que tel, la dignité voulue, requise et donc en partie d’emblée acquise lorsque nous interrogeons, contestons et agissons sur les institutions, les lois et les normes qui nous gouvernent s’affirme et affirme de manière péremptoire ce que les dominants interprètent comme simple revendication : la possibilité d’une égalité de fait, et le fait de notre égalité de droit.

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Par-delà cette victoire inhérente à tout combat contre l’oppression – victoire qu’aucune défaite ne saurait annuler –, chaque fois que nous agissons en vue de rendre à l’existence les moyens d’une vie décente, la démonstration en actes que le souci de la liberté, l’esprit de révolte et la persistance de la dignité humaine au sein de sociétés inhumaines ne sont ni chimériques ni abstraites, mais bel et bien le sens et l’ambition de pratiques individuelles et collectives d’un nombre non négligeable de dominés, n’est pas seulement une démonstration que l’on se fait à soi-même : elle vaut pour quiconque veut voir. Que la dissidence et la révolte soient pour celui qui la vit un moyen de pouvoir regarder en face aussi bien le monde que soi-même ne retire rien au fait qu’elles rendent aussi visible et tangible pour tout le monde ce que la résignation nie malgré tout inlassablement : notre situation n’a rien de naturelle, elle ne s’explique pas par une « nature humaine » condamnant la vie sociale à l’oppression, à la violence, à la guerre des égoïsmes pour la domination et l’asservissement d’autrui. Lorsqu’elle n’est pas le fait de la classe d’individus ayant intérêt à ce que tous croient que ce à quoi ils travaillent sans relâche – la division, l’abrutissement, l’infantilisme – n’est ni le fruit de leurs efforts ni l’effet d’institutions sociales, mais l’expression inexpugnable de la nature humaine, la naturalisation de ce que la société instaure est l’attitude de celui qui dissimule sa paresse intellectuelle et pratique sous l’illusion confortable d’une fatalité sans recours. Cette position de repli, où l’on justifie sa propre passivité en accusant celle des autres, tout en récusant la possibilité qu’il en soit autrement, n’est pas seulement en partie démentie par le discours qui pourtant la promeut, lorsqu’en séquestrant la volonté au sein des lois de la Nature s’exprime pourtant quelques regrets, si ce n’est l’arrogance paradoxale de s’exclure soi-même de ce prétendu conditionnement. Elle est démentie chaque fois que s’organisent des résistances, des révoltes et des solidarités fondées sur la liberté et l’égalité de ceux qui y prennent part. Et l’on a beau-jeu de multiplier les exemples d’insurrections et de révolutions malheureuses, trahies, dévoyées… Leur nombre ne peut prouver le caractère naturel de notre condition d’esclave, puisqu’il suffit qu’un seul mouvement de résistance, de solidarité, qu’un seul mouvement insurrectionnel ou révolutionnaire puisse servir à illustrer l’aspiration de certains à vivre libres et égaux3 pour que la prétendue Nature égoïste de l’homme apparaisse pour ce qu’elle est : un mythe désespérant et humiliant, confortant le pouvoir des uns et la passivité des autres, destiné à figer ce qui chez nul être vivant ne saurait être conçu comme naturel : l’acceptation de souffrances qui puissent être évitées, ou que l’on s’inflige à soi-même. Darwinisme social borné, qui pose pour principe des hiérarchies humaines l’expression plus ou moins sans mesure d’un individualisme égotique, la nature humaine fait bel et bien partie de la mythologie contemporaine, de l’imaginaire social du capitalisme moderne : elle est, lorsque l’on discute au bistrot, à un repas de famille ou avec des collègues, l’un des points centraux d’une argumentation assimilant utopisme et perspectives révolutionnaires. Pour autant que l’on n’oublie pas le mot de révolution, l’on peut bien chercher à récupérer le terme d’utopie pour en faire autre chose qu’un synonyme d’impossible ; mais pour l’un comme pour l’autre, il semble qu’il faille aussi s’en prendre à l’idée reçue sur laquelle butte du même coup les mots de liberté et d’égalité : celle d’une espèce humaine naturellement inhumaine, asociale4.

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Il est certain que la guerre des idées dans laquelle nous sommes embarqués ne se joue pas seulement sur le terrain des concepts, d’autant que leur pertinence et validité doivent aussi être établies ou récusées à partir de faits : de la même façon que le concept de capitalisme ne doit pas uniquement être attaqué sur un plan strictement théorique, en tant que système économique instituant l’exploitation du travail par les possesseurs de capitaux, mais aussi sur un plan factuel, en rendant compte de la barbarie qu’implique concrètement cette exploitation, en termes de morts, d’estropiés, de guerres, de destructions et de catastrophes5 ; de la même façon qu’il est nécessaire, face au citoyennisme de pacotille qui s’aveugle encore sur l’efficience de la « démocratie » représentative, et donc sur l’efficacité possible d’un vote en faveur de « représentants » moins corrompus, de ne pas se contenter d’interroger l’insignifiance radicale du concept de représentation politique, mais aussi de rappeler l’histoire de son institution6, la manière dont elle se pratique depuis des siècles, et le fait que chaque fois qu’ont été obtenu quelques avancées de la part de nos dirigeants, ce fut lorsqu’il y eut une activité « citoyenne » qui, loin de se borner aux urnes, s’exprima avec détermination dans les rues ; de la même façon, remettre à l’ordre du jour l’idée de révolution et de sa possibilité réclame une diffusion et un partage avec le plus grand nombre de l’histoire de celles qui démontrent, quelle que fut ou sera leurs issues, qu’il a existé et qu’il existe encore des gens « simples » sachant s’organiser et se battre, sans chef, entre égaux, pour exiger, défendre, créer et explorer les principes et pratiques d’une liberté collective… Qu’il y eut dans le Paris de 1871, dans le Constradt de 1921, dans l’Espagne de 36, dans la Hongrie de 56, tout comme dans le Mexique d’aujourd’hui, des foules qui ont su démontrer l’existence d’une autre ambition que celle des intérêts égoïstes. Si nature humaine il y avait, il ne serait pas déraisonnable de penser qu’y participe, tout autant qu’une tendance capricieuse et puérile à l’asservissement, un souci de soi solidaire, consubstantiel au souci d’autrui. Mais ce qu’il y a, ce sont des sociétés humaines, et les individus sociaux qui leur correspondent. Et s’il est indéniable que ces sociétés ont produit au cours des siècles des individus aux comportements et pensées globalement cloisonnés au sein de ce qui fut socialement institué de manière rigide, il est pourtant suspect de s’aveugler sur l’émergence, depuis plusieurs siècles, d’individus et de groupes manifestant leur capacité à briser ces cloisons. Or, la formation, l’apparition de ce type d’individu – celui-ci que Castoriadis désigne comme subjectivité réfléchissante et délibérante – aussi incroyable qu’elle puisse paraître à ceux qui pourtant réfléchissent et délibèrent au sujet de notre incapacité à rompre nos conditionnements (biologiques, sociaux, etc.) non seulement représente un fait massif sans lequel l’histoire moderne serait incompréhensible, mais surtout, incarne le déclenchement d’une dynamique de socialisation dont il n’est pas déraisonnable de penser qu’elle possède une inertie contre laquelle les efforts de captation et de normalisation que déploie et réinvente sans cesse l’innovation marchande, spectaculaire et managériale, ne parviendront à résorber, contenir ou contraindre entièrement. Nous avons quelques raisons d’affirmer que la réflexion concernant la vie qui nous est proposée et celle que nous voudrions a un potentiel de contagion aussi puissant que le conformisme et le cynisme qui certes, pour le moment, domine largement l’existence et l’attitude de la majorité des gens. S’il faut se répéter, soulignons qu’il n’y a pas, parmi ces raisons, uniquement celles qui ont trait aux souffrances et à la barbarie qu’organisent nos institutions politiques et économiques, mais aussi et peut-être surtout celles qui concernent l’incapacité de ces institutions et des modes de vie qu’elles promeuvent à fournir un contenu, une signification à nos existences qui puisse être durablement et véritablement investie comme source de réconfort. Que, ayant pour seuls « arguments » les pseudo-plaisirs furtifs et fuyants du consumérisme et des « loisirs » (plaisirs « négatifs » qui ne s’éprouvent comme tels uniquement en tant que fuite hors de soi7), et de manière générale les plaisirs narcissiques et contradictoires d’une identité qui ne parvient à s’identifier et se valoriser qu’au travers de l’apparat et de la dévalorisation d’autrui, les sociétés des « pays développés » risquent bien de voir sans cesse resurgir des aspirations actives à vivre mieux, capables d’ébranler plus ou moins profondément les piliers de cette « civilisation » épuisante.

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Que la situation dramatique à laquelle nous devons, d’une façon ou d’une autre, faire face, puisse être à l’origine d’une démoralisation générale, voire d’une dépression collective, ne permet en aucun cas de tirer des conclusions pessimistes sur la Nature humaine ou sur le non-sens de l’Histoire.

Et certes, le pessimisme et la résignation ne s’appuient pas toujours sur des idéologies aussi infondées et abstraites, et beaucoup se contentent de constater l’état de résignation ambiante pour justifier la leur, sans avoir à recourir à de grands discours sur la nature humaine. Tout occupé à regretter que tant collaborent, que tant se laissent faire, que tant s’abrutissent, si bien que ce que pourraient apporter un mouvement et une ambition révolutionnaire semble sans cesse devoir être reporter aux calendes, ils ne songent plus vraiment à ce qu’eux-même pourraient apporter à une telle ambition, ce qu’ils pourraient faire pour participer à l’élaboration et au développement d’un tel mouvement. Ils ne s’aperçoivent pas, ne veulent pas voir qu’autour d’eux, dans presque chaque ville et chaque campagne, existent, naissent et parfois perdurent toutes sortes d’initiatives, que partout se rencontrent et s’agitent des personnes qui, lassées d’être résignées, carriéristes, complices, abruties et passives, réfléchissent et explorent les voies d’ores et déjà praticables de l’émancipation, du partage, de la subversion… Que, si « la vraie vie est ailleurs » – ni à l’usine ni au bureau, ni au supermarché ni sur le périphérique, pas plus en face de sa télé qu’elle n’est dans un parc d’attraction – d’autres ne les ont pas attendu pour imaginer et esquisser cet ailleurs, quand bien même ils attendent d’être rejoints, pour imaginer en plus grand nombre, et construire en plus grand ce qui dès aujourd’hui nous permet de réfléchir ce que pourrait être l’après. Coloniser et pirater les logiques marchandes, dévaluer l’autorité, désarmer les manipulateurs en armant l’esprit critique de chacun ne réclament pas nécessairement quelques excès de bravoure ou d’énormes moyens, et la foule innombrable des désabusés devraient d’autant mieux le savoir qu’ils font probablement partie de ceux qui ont bénéficié de pareilles méthodes. Combien accusent les médias dominants d’un pouvoir sans faille alors même qu’ils affirment tous les jours ne plus se faire berner ? D’où leur vient cette prétention à se croire seul capable d’échapper à la manipulation ? Tout autant qu’une cause où s’enracine leur défaitisme, probablement est-ce là l’un des symptômes terribles de l’érosion des liens sociaux, de l’enfermement au sein de la sphère privée, de laquelle chacun observe les autres à travers le carcan de la lucarne médiatique, qui, à défaut de parvenir à leurrer sur les bonnes intentions des dominants, parvient cependant à convaincre qu’il n’y a rien à faire, que rien n’est fait, ou que ce qui se fait est vain. Qu’il y ait indéniablement de « bonnes » raisons d’être pessimiste ne doit pas invisibiliser ce sur quoi il est encore possible de fonder quelques espoirs.

Il nous faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle la résignation et le cynisme seraient non seulement des conditions indispensables au développement de la barbarie capitaliste, mais aussi ce qui dans une certaine mesure condamne ce même développement, et la société avec elle, à l’effondrement de ces conditions de possibilités. Et ce n’est pas seulement sur le plan des ressources naturelles ou de l’évolution du climat que le cynisme ambiant fait le choix d’une complicité dramatique à cet effondrement, qui d’ores et déjà esquisse la possibilité d’une sortie du capitalisme par le bas, d’un post-capitalisme dont la barbarie n’aurait probablement pas grand-chose à envier à notre époque. D’une part le type d’individu que tend à produire la société marchande rend dérisoire les modalités du vivre ensemble qui en découlent : la valeur économique, se substituant progressivement à toute autre valeur, parasitant tout type de rapports humains, rend insignifiant l’ensemble de ce qui pourtant conditionne la durabilité de nos sociétés. Qu’est-ce-qu’un médecin, un pharmacien, un enseignant, un scientifique, un agriculteur dont la seule motivation est l’enrichissement économique, son revenu ou son salaire ? Peut-il y avoir médecine efficace, éducation véritable, nourriture saine, lorsque ceux qui en sont responsables sont moins intéressés par ce qu’ils font que par l’argent qu’ils en obtiennent ? L’époque nous fournit malheureusement une réponse suffisamment claire à ce genre d’interrogations. D’autre part – et c’est ce sur quoi nous nous sommes arrêtés ici –, résignation et cynisme, tous deux inscrits dans la mentalité égotique, cupide, soumise et consumériste inhérente au capitalisme, sont à la fois symptômes et causes, produits et producteurs d’un épuisement psychologique, d’une fatigue morale, d’une dépression latente qui ne peut que menacer dangereusement les formes encore accessibles – toujours imaginables et instituables – de convivialité, soit d’un vivre ensemble capable de produire des satisfactions autres que marchandes, spectaculaires ou sado-masochistes. Symptômes : de notre impuissance souvent complice, parfois regrettée, régulièrement assumée, et donc de notre tendance à nous enfoncer dans ce que nous reconnaissons pourtant comme mise hors jeu de notre pouvoir d’agir selon ce que l’on souhaite8, la résignation et le cynisme nous installent dans une forme d’apathie, par laquelle l’individu croit pouvoir résister moralement à ce qui en pratique l’écrase – y compris les pratiques par lesquelles il est amené à écraser les autres – alors qu’elle conduit au contraire à des stratégies d’évitement de la réalité, de soi-même, des autres, qui logiquement accroissent les comportements pulsionnels, la dépression, l’isolement affectif et social9… Les « ressources naturelles » ne sont pas l’unique carburant épuisable nécessaire à toute société, et leur tarissement par le productivisme ne devrait pas masquer le fait pourtant évident que la disponibilité de « ressources humaines », psychologiques ou « morales » sont tout autant sinon plus conditions sine qua non à toute forme de vie sociale, humaine. Que se pose aujourd’hui la question de savoir si celles-ci ne sont pas, dans tous les sens du terme, en train de s’épuiser.

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La dignité n’est donc pas la seule dimension éthique que visent nos dissidences. Il s’agit de vivre. De vivre ensemble. De vivre joyeux. Et si le désir de rester digne y participe incontestablement, si le souci d’une certaine authenticité, indéniablement réfractaire à la résignation et au cynisme, participent pleinement d’une telle perspective, il nous faut aussi être foncièrement lucides quant à nos possibilités, au travers nos luttes, au travers nos pratiques autonomes d’entraides et de résistances, de préserver et de renforcer ce qui peut nous permettre d’accroître non pas seulement notre capacité à être libre, mais aussi à être heureux. La multiplication des fronts et des pratiques séditieuses représente toujours l’occasion de tisser des liens, de densifier un réseau, d’établir des espaces et des moments au sein desquels vie et lutte s’associent. Non pas à la manière d’un militantisme obtus où la vie s’absorbe dans la lutte, mais de façon à ce que nos manières de vivre ensemble soient subversives aussi bien pour nous-mêmes que pour les autres. Que s’y déploie une énergie, une intelligence, une force et une joie qui, face au mal-être que produit industriellement la barbarie du monde moderne, puissent faire valoir leur puissance, et devenir véritablement contagieuses.

Il ne s’agit plus alors d’attendre ou d’espérer un grand soir ; il ne s’agit plus seulement de travailler à ce que la situation, l’état d’esprit de nos contemporains, nos façons de s’organiser et d’agir puissent permettre quelques mouvements révolutionnaires, soulèvent les foules et mettent à terre les mécanismes et mécaniciens de la domination ; il ne s’agit pas de donner un sens à nos existences qui soit contingenté à une issue glorieuse, au renversement du capitalisme, à la préservation de la vie sur terre… Il s’agit, ici et maintenant, de faire notre possible pour ne pas se laisser engloutir par les perspectives d’existences ineptes et abruties qu’érige en normes la dynamique insensée qui nous dirige ; ne pas se laisser saborder, ne pas se laisser abîmer par la routine d’une vie absurde… Essayer autre chose, avec d’autres.

Créer des liens, des complicités, des amitiés, du commun. Construire des outils, réfléchir des idées, expérimenter des pratiques, s’approprier des lieux, favoriser des rencontres, partager des plaisirs, subvenir à nos besoins. Nous avons à faire société.

Et s’il n’y pas de chemin tracé pour y parvenir, il existe des voies sans issues, des compromissions infamantes, des stratégies stériles et des naïvetés coupables… Il n’y a pas de chemins plus courts menant à la résignation que ceux qui empruntent la voie des certitudes simplistes, des espoirs grandiloquents ou des moralismes béats… Nombreux sont les cyniques qui souffrent d’y avoir trop crus, et dans ce cas, le cynisme n’exprime rien d’autre que le sentiment coupable d’avoir été naïf. Nous devons être avisés quant à la forte probabilité de nos échecs à répétitions, et nous devrions savoir qu’il n’existe pas de solutions miracles. Qu’il n’y a pas et n’y aura pas « d’homme providentiel », qu’il ne suffit pas d’un nouveau parti, d’une nouvelle constitution, d’un droit au revenu, de la socialisation des banques, de l’autogestion des entreprises ou d’une insurrection massive pour qu’enfin tout s’arrange. Il n’y a pas plus de « développement durable » qu’il n’y aura de « lutte finale », pas plus de « capitalisme à visage humain » ou de « démocratie réelle » au sein du parlementarisme qu’il n’y aura un jour de société idéale ou parfaite. Et ce n’est pas là une raison pour désespérer, pour se résigner à ce qui est, et poursuivre mollement nos vies absconses10.

Le défi est multiple : il consiste à ce que l’on ne se berce plus d’illusions quant à la possibilité de réformer profondément et durablement la société sans passer par une période révolutionnaire, avec les résistances, violences, incertitudes et égarements que tout bouleversement historique important entraîne, lorsqu’il vise à retirer aux classes dominantes les moyens d’asservir le monde à leurs névroses. Or, c’est bien souvent lorsque retombe l’illusion réformiste que la résignation point. Penser qu’une révolution est possible et souhaitable alors même que rien ou presque ne la laisse présager n’est pas réductible à une position théorique qui assumerait le fait historique éprouvé qu’une révolution – un soulèvement populaire d’ampleur entraînant la destitution des pouvoirs en place – est toujours largement imprévue. Si le sentiment profond et raisonnable d’être enserré dans une époque en forme de cul de sac peut conduire à opiner et s’agiter en faveur d’un mouvement révolutionnaire, il semble pourtant qu’il y ait bien dans cet état d’esprit quelque-chose qui relève plus du tempérament que de l’intellect.

C’est donc bien envers toute forme de docilité, toute procédure d’assujettissement, toute stratégie de fragilisation psychologique qu’il faut s’armer. Et pour cela nous avons à produire des temps et des lieux où nous pouvons collectivement nous vivre et nous sentir déterminés et solidaires, où nous pouvons réfléchir et pratiquer ensemble non plus seulement les stratégies de luttes visant à « transformer la société », mais aussi les moyens que nous avons ou devons mettre en place pour transformer notre quotidien et nous-mêmes au sein de cette société, donc aussi au sein de nos luttes, en amont de toute révolution. D’une part parce qu’il semble bien qu’il y ait dans cette exigence un préalable opportun à tout élan révolutionnaire sincère – manière de cohérence, mais aussi travail de fond et de long terme –, ensuite parce qu’il se pourrait bien que nous n’ayons à connaître aucune révolution digne de ce nom de notre vivant, et qu’il ne devrait pas s’agir là d’une raison pour renoncer à se défaire, autant qu’il est possible, de ce que nous voudrions voir abolir à grande échelle.


notes et références

1Le travail de C. Dejours sur la souffrance au travail est très instructif, et nous apprend notamment que les suicides sur les lieux de travail est un phénomène relativement récent.

3À vrai dire, il suffit même qu’au sein d’un mouvement l’une de ses composantes, ou même certains de ses membres donnent l’exemple de caractères et d’actes attestant la sincérité du sentiment qui les anime pour que l’on s’aperçoive que non seulement il n’y a pas de fatalité à l’égoïsme et à l’ambition de dominer, mais plus encore, que cette tendance socialement construite, institutionnalisée, peut être et a été maintes fois rompue alors même que tout pesait en sa faveur, que le chacun pour-soi pouvait, bien plus qu’aujourd’hui, apparaître comme une évidence toute naturelle…

4Il est probable qu’à ce titre les cours d’histoire-géographie que l’on dispense à nos adolescents auraient un rôle à jouer, et pour peu que l’on prenne au sérieux l’idée d’une éducation à la citoyenneté, il y a quelques raisons à ce que l’on s’étonne de la place qu’occupent les mouvements et révoltes populaires en comparaison de celle prise par les intrigues des dirigeants, les dates de leurs couronnements, celles des « grandes » batailles, etc.… Ne faut-il pas voir dans les terribles lacunes de notre compréhension de l’histoire des peuples et des sociétés l’un des socles où s’originent d’une part la naturalisation de la domination du grand nombre par une minorité, d’autre part une conception de l’histoire où à l’inverse, et apparemment paradoxalement, est naturalisée l’idée du progrès qui, semblant n’avoir que peu de rapport avec l’action des individus et des masses, posséderait ainsi une dynamique propre nous dispensant d’agir en sa faveur ?… Pessimisme et optimisme peuvent ainsi se réconcilier d’un point de vue théorique – celui de la fatalité – comme d’un point de vue pratique – celui de la passivité –, le tout au travers d’une narration historique qui oblitère la violence incroyable contre laquelle les dominés en tout genre se sont affrontés pour obtenir le moindre droit contre celui de leurs bourreaux – les États, les Églises, les possédants…

5Chose qu’avait bien compris Marx, en alliant au sein du Capital l’analyse économique à l’enquête historique.

6Sur le sujet, lire notamment Francis Dupuis-Déri

7Sur le sujet, lire notamment Michel Henri, La Barbarie…

8… Et même de réfléchir à ce que l’on souhaiterait si nous pensions avoir le pouvoir d’agir.

9Certes, il existe certains cyniques qui, loin de tomber dans le conformisme et la collaboration, choisissent la dissidence, ne serait-ce qu’au nom de considération d’ordre esthétique ou poétique…

10Ni non plus pour déverser avec arrogance son mépris sur les « ingénus » qui, au sujet d’un revenu universel, d’une assemblée constituante ou d’une 6e république, fondent des espoirs démesurés. En tant que porteuses d’un certain dynamisme, occasions de nouvelles rencontres, ouvertures à certaines problématiques, ces perspectives représentent pour toutes celles et ceux qu’elles mobilisent l’opportunité de s’extraire du désarroi et de l’apathie ambiante. Si par là même elles génèrent parfois chez eux un enthousiasme candide aux allures fétichistes, et ce au risque d’une désillusion désarmante si elle traîne trop à venir, elles ne sont des « impasses » que dans la mesure où s’y concentrent et s’y renferment toutes leurs énergies et réflexions, que s’y arrête leur dynamique, au lieu de devenir l’occasion d’approfondir les problématiques qu’elles convoient.

Salaire à vie & hiérarchie des salaires…

Ce texte fait suite à l’article Revenu de base, universel, garanti… Quelle Révolution ?

Garantir un revenu à tous, de manière inconditionnelle, c’est aussi l’un des enjeux d’une proposition apparentée : celle du salaire à vie, défendu par le Réseau Salariat et son principal porte parole qu’est Bernard Friot1. Il se distingue pourtant largement des autres types de propositions de ce genre, puisqu’il vise aussi à une sortie du capitalisme… Il ne s’agit plus ici d’instaurer un revenu universel conçu comme un moyen de re-distribution des richesses, mais d’établir une autre forme de distribution de la richesse produite, en abolissant au passage l’accaparation de celle-ci par les possesseurs de capitaux : actionnaires, banques, et préteurs en tout genre qui financent la production en contrepartie de dividendes, d’intérêts ou profits. L’idée : garantir à tout individu majeur un salaire, qu’il ait ou non un emploi, et qui soit financé par une caisse des salaires, elle-même financée par une cotisation sociale élevée à 100 % de la valeur ajoutée… Autrement dit : abolir la « propriété lucrative »2. Que toute la valeur produite par une entreprise soit reversée à une caisse des salaires et une caisse d’investissement, gérées démocratiquement, qui redistribuent ensuite salaires et fonds d’investissement à chacun et à chaque entreprise3. Et donc, du même geste, faire que l’investissement soit non seulement dépendant d’une logique politique établie démocratiquement plutôt que d’une logique financière visant le profit, mais aussi qu’il ne soit plus à crédit, puisque financé par la cotisation. Notons aussi qu’en supprimant les profits et rentes que s’accordent aujourd’hui les investisseurs, c’est 15 à 20 % de la valeur produite que l’on récupère, et qui peuvent servir à l’augmentation des investissements, des salaires ou au financement des infrastructures et services publics… (suite…)

La dictature du progrès – le recours à la violence (perspectives révolutionnaires 2)

« L’accélération technologique est l’autre nom de l’expansion totalitaire. La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons. »

Pièce et main d’œuvre, Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique

« Aussi longtemps que les puissances établies utiliseront la violence contre nous, contre nous qui sommes dépourvus de tout pouvoir, nous qu’elles ont à dessein privés de pouvoir — en menaçant de transformer les régions où nous vivons en champs de ruines contaminés ou bien en y construisant des centrales nucléaires « inoffensives » — ; aussi longtemps qu’elles chercheront à nous dominer, à exercer une pression sur nous, à nous humilier ou à nous anéantir — ou tant qu’elles se contenteront simplement d’avoir la possibilité de nous anéantir (un tel « simplement » suffit bien !) —, nous serons obligés de renoncer à notre renoncement à la violence pour répondre à l’état d’urgence. »

Gunther Anders, La fin du pacifisme

S’il ne fait plus entièrement recette du côté de l’opinion publique, l’idéal et le fait du « progrès » techno-scientiste constituent une dimension essentielle des dynamiques économiques et étatiques contemporaines1, et l’orientation de plus en plus manifeste de cette reconfiguration technologique du gouvernement nous oblige à considérer le risque d’une régression historique vers un en deçà de la démocratie représentative. Régression, ou plutôt déni démocratique2 certes depuis toujours effectif pour ce qui concerne la façon dont le déploiement et la pénétration des nouvelles technologies au sein de nos sociétés se font indépendamment, et souvent à l’encontre de l’avis des populations. Régression, et risque de régression radicale, pour ce qui concerne l’évolution et le déploiement d’un certain type de technologies au sein des dispositifs gouvernementaux de contrôle, de gestion, et d’encadrement (à l’occasion violemment répressif) des populations. Ces deux dynamiques s’articulent dangereusement : l’imposition de technologies aux effets potentiellement ou manifestement catastrophiques engendre des résistances, et celles-ci « justifient », entre autres choses, le renforcement des technologies policières. Reste à espérer que, de plus en plus souvent, la résistance populaire articule les luttes contre la colonisation économique de nos existences à celles s’opposant à l’autoritarisme et la violence de l’État policier. (suite…)

La crise des idées au pouvoir – perspectives révolutionnaires (1)

Avec l’essor des libertés formelles, de la pseudo-égalité politique et juridique, de la libéralité des mœurs et de l’organisation des divergences d’opinions caractérisant le capitalisme libéral, le gouvernement des esprits, des idées ou de « l’opinion publique », comme mode de domination à la fois exigé par ces acquis libéraux et facilité par les dispositifs institués à travers lesquels ils se formalisent, apparaît comme l’instrument privilégié et jusque là terriblement efficace d’une reproduction de la structure de classes des sociétés capitalistes modernes, d’autant plus efficace que celle-ci se dissimule en tant que telle, jusqu’à être apparemment parvenue à dissoudre les classes elles-mêmes comme représentations symboliques1. Partant, la soumission des individus aux systèmes de relations qui leur dictent les attitudes attendues semble dépendre d’une assimilation idéologique et psychologique, non pas simplement des réquisits énonçant l’endroit de la position qu’ils doivent tenir et la façon dont ils doivent la tenir, que des raisons pour et par lesquelles ces réquisits peuvent être déduits par les individus eux-mêmes comme ce qu’il est normal et préférable de faire. De fait, ces « raisons » sont, probablement plus encore que les dispositifs pratiques de discipline et de contrôle qui sécurisent traditionnellement l’environnement social du capital, les armes grâce auxquelles s’effectue le dressage des individus comme membres conformes d’une communauté qui n’a plus rien à se partager, à qui il ne reste plus rien de commun en dehors de leur participation directe ou indirecte à la production marchande2. Et il n’y a rien d’original à constater que la plupart de ces « raisons » s’agencent au mode d’expression dominant du conformisme qu’est aujourd’hui encore l’égoïsme, ainsi devenu une sorte d’ethos ou d’habitus globalement partagé au sein de nos sociétés, rendant chacun indifférent aux autres si ce n’est justement en tant qu’Autres, concurrents, moyens pour ses propres fins. L’égoïsme agit chez beaucoup comme une justification pseudo-pragmatique suffisante de leur coopération contrainte au désordre social, alors même qu’il fonctionne comme un instrument essentiel de leur domination : en tant qu’il dresse chacun contre tous, l’égocentrisme abolie les solidarités à partir desquels un individu peut véritablement exister comme individu, c’est à dire comme être social, et par conséquent dresse aussi chacun contre soi-même, contre ses propres forces d’existences, lors même qu’il prétend à des effets exactement contraires. Mais si la production sociale des subjectivités complices et consentantes à leur propre avilissement et abrutissement est depuis longtemps l’élément indispensable d’une perpétuation du mouvement d’inégalisation et d’artificialisation des modes d’existences et de ce par quoi nous sommes sensés nous estimer libre et heureux, il semble cependant que cette dynamique de production quasi industrielle d’imbéciles heureux, ou tout du moins d’idiots résignés3, réclame une intensification croissante des dispositifs d’assujettissement aux normes du raisonnable, en réponse à l’affaiblissement progressif de leur force d’évidence, et donc de leur capacité à produire des individus satisfaits de leur situation et de la situation économique et sociale. Cette désaffection croissante à l’égard des mécanismes d’attribution des positions sociales et des logiques et pratiques sociales par lesquelles ils se présentent comme justes et justifiés (désaffection qui se manifeste aussi bien par la massification des usages légaux ou non des psychotropes4, que dans la multiplication des cas de désertion des places assignés5), si elle peut être considérée comme un élément manifeste d’une crise des représentations sociales dominantes ouvrant la voie à une déstabilisation des classes dirigeantes, voire permettant d’envisager la perspective d’une ré-émergence de la contestation de la domination de classe elle-même, doit aussi nous rendre attentif aux méthodes mises en place afin de la contrer, que ce soit justement en termes de renforcement des dispositifs d’assujettissement aux normes, ou bien en termes de stratégies de contournement visant l’institution de nouvelles normativités parallèles, à même de ménager une porte de sortie, pour les classes dirigeantes, au capitalisme libéral : le capitalisme autoritaire, et ses auxiliaires traditionnels que sont l’État policier, le patriotisme, la guerre et la xénophobie. Cette double réflexion, d’une part sur l’imaginaire social capitaliste et sa crise, sur l’ampleur de celle-ci et sur les formes diverses de ses manifestations, sur les convergences et les divergences qui s’y rencontre, etc., et d’autre part sur les façons, elles aussi protéiformes, par lesquelles l’autorité du capitalisme et de son oligarchie cherche ou parvient à se maintenir, ne saurait apporter de réponses quant aux stratégies qu’il faudrait employer pour faire aboutir un projet de transformation radicale des sociétés en vue de l’émancipation individuelle et collective, soit d’une égalité et d’une liberté un tant soit peu conséquente. Elle n’en n’est pas moins un préalable nécessaire à toute démarche ayant pour objectif de combattre les aliénations instituées, et donc de faire progresser l’autonomie individuelle et collective, ne serait-ce qu’en tant que projet collectif.

(suite…)