Castoriadis – L’imaginaire grec : Cosmos/ Chaos ; Nomos/Phusis

Avant d’en venir à la conception et à la pratique grecque de la démocratie (et de la polis), et afin d’approfondir la liaison qu’établie la philosophie castoriadienne entre l’imaginaire social, sa clôture et l’hétéronomie institutionnelle – et inversement entre la possibilité de sa rupture et le mouvement vers l’autonomie – il n’est pas inopportun de s’arrêter sur cet imaginaire grec, sur « leur vision du monde et de la vie humaine » dont Castoriadis affirme qu’elle constitue une « pré-condition essentielle [de] la création de la philosophie et de la démocratie »1. Il s’agit alors de voir de quelle façon les représentations instituées, contrairement à ce qui existait dans d’autres sociétés, ont pu permettre une pareille rupture de la clôture. Certes, d’un point de vue général, Castoriadis estime qu’aucune clôture représentationnelle et institutionnelle ne peut être absolue, ni donc entraîner l’inertie totale d’une société (sa reproduction à l’identique indéfiniment), et qu’à l’inverse aussi bien « la rencontre avec ce qui est », l’inéliminable insoumission de la « monade psychique » malgré la socialisation, ou encore le potentiel formel de mise en question toujours contenu dans le langage, sont autant d’aspects de la réalité social-historique qui laissent ouverte la possibilité pour toute société hétéronome non seulement de se transformer (possibilités effectivement réalisées), mais plus encore d’entamer une dynamique de rupture de la forclusion de leur imaginaire, d’auto-institution lucide et réflexive2… Néanmoins, si toute société est posée comme nécessairement historique, les possibilités inhérentes d’une société hétéronome (de ses membres) de s’ouvrir à certaines formes radicales de mise en question de l’institué sont ici à comprendre comme des possibilités « de droit », presque jamais réalisées dans les faits. Ce qui, loin d’être ici considéré pour fortuit, se réfère à la puissance d’(auto-)occultation que créent et développent les sociétés religieuses et traditionnelles à propos de leur propre origine, de leur activité d’auto-institution permanente3. Or, Castoriadis cherche justement à montrer en quoi les significations imaginaires constituant le monde grec implique une rigidité bien moindre dans la manière de concevoir le réel, et par là même étaient plus propices à la création conjointe de la démocratie et de la philosophie.

C’est donc au sein de leur mythologie qu’il distingue en premier lieu un rapport particulier au réel qui soit significatif pour ce qui concerne la perspective de l’autonomie. Tout d’abord, les divinités grecques elles-mêmes possèdent une dimension précaire impensable par exemple dans un cadre judéo-chrétien ; immortelles, mais non pas éternelles4, leur pouvoir est « transitoire […] : Ouranos est supplanté par Kronos, Kronos par Zeus, etc. »5. La lecture castoriadienne des poètes grecs vise ainsi à attirer l’attention sur les limitations qui sont conférées à la puissance des divinités : elles ne peuvent pas tout, et semblent au contraire elles aussi soumises à un ordre des choses qui les dépasse6… Plutôt que modèle absolu de vertu, elles sont régulièrement présentées comme sujettes à l’hubris, la démesure, et de manière générale possèdent des traits de caractères largement anthropomorphes, y compris parmi les plus déraisonnables. Zeus lui-même, signale opportunément Castoriadis7, « est maître de l’univers par hasard », « il a tiré le ciel » lors du « premier tirage au sort politique que l’on connaisse », l’opposant à Poséidon et Hadès, et cela sans que ne soit d’ailleurs mis en jeu la domination de la Terre elle-même, ainsi que l’annote Castoriadis en remarquant l’intérêt qu’il y aurait à commenter cela plus longuement, tant en effet cela semble pouvoir conforter l’interprétation qu’il s’attache à développer. Par suite les représentations grecques du divin et du sacré apparaissent assez clairement dotées d’une tendance absolutiste bien moindre que celles instituées notamment par les sociétés monothéistes, pour lesquelles la concentration de la puissance divine en un Dieu unique, qui contraste avec la conflictualité guerrière entretenue par les dieux grecs, signifie aussi une réduction (clôture) globalisante de l’ordre du monde et de la société à une volonté univoque, omnipotente et/ou omnisciente. Castoriadis affirme en ce sens que la création par les Grecs de la politique, de la démocratie et encore de la philosophie, fut rendu possible aussi du fait qu’au lieu de Livres sacrés et de prophètes, « ils avaient des poètes, des philosophes, des législateurs et des politai »8. Formulé ainsi, cela prend certes la tournure d’une tautologie, mais vise finalement à souligner, premièrement, qu’aux yeux des Grecs « au moins de grandes parties de [l’institution établie de la société] n’ont rien de « sacrées », ni de « naturelles » »9 ; et indique en outre l’importance non négligeable de la spécificité de l’élaboration des mythes grecs, dont des poètes, à ce titre bien plus proches de nos artistes que de nos gourous, ont la charge d’entreprendre officiellement et régulièrement de les remanier, de les transformer, parfois jusqu’à en modifier significativement les problématiques ou le sens initial10

A la particularité de leurs représentations du divin – qui pour Castoriadis constitue donc un des éléments à même de ménager une plus grande possibilité de rupture de l’hétéronomie – s’ajoute d’autres conceptions portées par l’imaginaire et le langage grecs non négligeables pour notre propos. Plus précisément, cette approche du sacré est corrélée à une certaine représentation du monde, dont l’un des aspects essentiels réside dans le couple conceptuel de Chaos et de Cosmos. Chaos, dont nous est précisé le sens initial de « vide, néant », et qui pour Hésiode, alors convoqué par Castoriadis à ses fins, définissait l’univers à son commencement, avant que le Cosmos ne soit crée, que l’ordre ne se substitue au « désordre le plus total »11. Cosmos qui pourtant n’annule pas entièrement le désordre, puisqu’ « aux « racines » de l’univers, au-delà du paysage familier, le chaos règne toujours souverain » 12. De même chez Anaximandre, à propos duquel Castoriadis poursuit ce passage et sur lequel il reviendra plus amplement lors des séminaires qu’il consacra à la Grèce antique13, qui désignant par la notion d’apeiron l’indéterminé, l’indéfini et l’illimité, se rapproche de la conception d’un chaos à l’origine du monde et des êtres.

Or, cette idée du chaos, en préservant une dimension de la réalité qui échappe à l’ordre et au sensé, se confronte directement avec une clôture véritable de l’imaginaire, qui au sens fort désigne justement la possibilité pour les individus d’une société hétéronome de trouver au sein des significations instituées toutes les réponses aux questions qu’ils peuvent se poser. Inversement, selon l’interprétation suivie par notre philosophe, la conception d’une dimension chaotique de l’Être représente donc une signification imaginaire hautement favorable à l’émergence d’un discours et d’une réflexion politique et philosophique, et encore à son maintien.

Cela nous conduit à l’un des points sur lequel intervient abondamment Castoriadis lorsqu’il traite de la démocratie et de l’imaginaire grec, concernant une institution certes « culturelle » mais aussi largement associable à la politique (du moins une fois celle-ci comprise telle que nous l’avons explicitée) : la tragédie. Pour autant, associer celle-ci à une fonction politique dont elle aurait le rôle n’est certainement pas l’y réduire ; ni non plus, dans le cadre de l’analyse que nous présentons, simplement indiquer les positions directement politiques exprimées par les poètes14. L’importance de la tragédie et sa dimension politique sont ici intriquées aux significations imaginaires sans rapport évident avec la politique, et renvoie aux considérations ontologiques dont nous traitions à l’instant : si selon Castoriadis la tragédie est une institution de la démocratie – ne pouvant être crée qu’en dehors d’une clôture rigide du sens, mais aussi participant à la formation des citoyens en tant que citoyen, à la « paedeia  démocratique »15–, c’est « qu’elle donne à voir à tous, non pas « discursivement » mais par présentation, [que] l’Être est Chaos »16. Et cette manifestation du chaos au sein de l’Être, la tragédie l’illustre non pas seulement par la position d’un désordre originel et en deçà de l’ordre cosmologique, mais aussi et surtout au sein de l’homme lui-même, chez qui ce chaos s’incarne notamment sous la forme de « l’hubris » (au niveau « comportemental »). De surcroît, les œuvres tragiques ne se contentent pas non plus d’inscrire l’hubris, la démesure, au cœur de l’existence humaine, individuelle et sociale (et encore divine…) : le chaos de l’existence mis en scène par la tragédie s’exprime aussi via la monstration du caractère immaîtrisable des conséquences de nos actes, et plus encore, de ce « que nous ne sommes pas maîtres de la signification de nos actes »17.

Cette perspective s’assimilerait-elle alors à une réduction des diverses tragédies si ce n’est à une fonction, du moins à une signification univoque ? L’affirmer serait inexact, Castoriadis lui-même s’attachant à souligner l’importance, la richesse et la complexité de la tragédie, la dynamique créatrice incroyable qu’elle a représentée et qu’elle peut encore représenter aujourd’hui à nos yeux, alors même que seule une partie des œuvres tragiques nous sont parvenues… Si donc il pose clairement cette présentification du chaos comme un élément qui défini la tragédie, la spécifie, ce n’est pas sans s’attarder sur la variabilité de celle-ci, des significations précises que portent les différentes pièces. En témoigne notamment le texte d’ouverture du sixième et dernier tome des carrefours du labyrinthe, « Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle », dans lequel Castoriadis s’emploie à rendre compte de la façon dont les deux auteurs (séparés par deux décennies seulement) répondent selon lui de manière opposée à la question que tous deux poseraient implicitement, l’un dans le Prométhéeenchaîné, l’autre dans Antigone : « qu’est-ce que l’homme ? ». Ces réponses sont en fait annoncées dès le titre du texte : Eschyle, par une anthropogonie, rend compte de l’homme par l’acte de Prométhée lui offrant les arts et techniques ; tandis que Sophocle présenterait l’homme comme auto-création, comme auto-didacte18, ne devant donc rien de ce qu’il est aux dieux. Or, si dans un cas comme dans l’autre, l’existence de l’homme en tant qu’homme ne dépend pas d’une volonté univoque, soit qu’il s’origine contre la volonté du dieu des dieux, soit qu’il advienne indépendamment du divin, il est néanmoins clair que les deux tragédiens proposent des visions largement divergentes du monde… Mais c’est aussi en cela que la tragédie a à voir avec la démocratie, c’est parce qu’elle est l’institution d’une scène publique dans laquelle sont affirmés différentes significations concernant l’existence, l’homme, la société et le monde, que finalement elle manifeste l’incertitude, l’absence de signification définitive ou socialement établie concernant l’Être ou la nature humaine…

Sans développer ni discuter plus avant les interprétations et traductions que propose Castoriadis au sujet de Hésiode, Sophocle ou Eschyle, il s’agit surtout pour nous d’apercevoir la proximité entre sa lecture des poètes athéniens et ses propres positions ontologiques ; ce qui ne vise pas à insinuer qu’il se contenterait de projeter ses vues sur des textes finalement accessoires (puisqu’il prend toujours soin d’étayer ses thèses) mais à rendre compte de la manière dont les notions grecques de chaos, d’hubris ou de création sont comprises d’une part comme centrales pour la perspective générale de l’autonomie (et de la compréhension de l’humain), d’autre part comme tout aussi déterminante dans le mouvement d’institution effectif du germe de démocratie qui fut réalisé à Athènes. Pour le dire autrement, Castoriadis se présente comme particulièrement grec à cet égard, et son interprétation de la dynamique démocratique et des tragédies athéniennes, leur association, renvoie directement à l’association et distinction qu’il opère d’un point de vue théorique entre l’ontologie et la politique. Ainsi que nous l’avons vu, cette dernière n’est pas compatible, à proprement parler (dans la terminologie castoriadienne, mais aussi, selon lui, pour ce qui est de la manière dont les grecs le comprennent) avec n’importe quelle conception ontologique : ou bien il ne peut y avoir de véritable discussion et réflexion politique pour celui qui pense dans le cadre d’une ontologie unitaire, ou bien par politique, l’on n’entend pas le domaine d’une interrogation illimitée mais celui d’une épistémè, d’une vérité accessible par la Raison, par la Science, l’Histoire ou l’interprétation des textes sacrés… Symétriquement, soit l’on reconnaît une dimension chaotique (a-sensé19) de l’Être, ne serait-ce que pour ce qui est de l’homme et de la société, soit la question politique est d’avance délimitée, ne concernent plus les fins, mais simplement, éventuellement, les moyens – dénégation de la dimension problématique de l’idée de justice, qui alors n’est plus interrogée mais déterminée, ou bien interrogée en tant que l’on postule la possibilité de sa détermination définitive… Ainsi, lorsque Castoriadis cherche à rendre compte de l’importance sociale, répercussion explicite de sa dimension politique, des représentations théâtrales à Athènes et affirme la tragédie comme mise en scène du chaos, affirmation de « l’absence d’ordre pour l’homme, [du] défaut de correspondance positive entre les intentions et les actions humaines, d’un coté, et leur résultat ou leur aboutissement, de l’autre »20, il fait finalement de la tragédie « l’institution » exemplifiant idéalement la solidarité indissoluble entre la possibilité pour les individus d’une société d’affirmer publiquement, de réfléchir et/ou de croire que tout sens émerge du non-sens – tout être, tout ordre du chaos – et le fait que dans cette société la philosophie et la politique puissent supplanter la théologie et la tradition. En deçà de l’ontologie castoriadienne, de la mise en opposition théorique entre liberté et pensée unitaire, il y a donc réélaboration d’un élément de la tradition grecque, qui par là même s’appuie et s’illustre sur un élément factuel au sein de la réalité social-historique : la tragédie comme pratique social-culturelle de la confrontation au chaos et à l’hubris, dont l’institutionnalisation vise en partie (et explicitement) la consolidation du régime démocratique, la formation de l’individu démocratique, libre, réflexif21

La possibilité ménagée de la création de la philosophie et de la politique par la présence au sein de cet imaginaire antique du couple d’opposition, de « l’articulation » chaos/cosmos, se renforce d’un autre couple conceptuel, dont l’existence est, du moins selon Castoriadis, en partie redevable au premier… Il s’agit de l’opposition des termes de nomos et de phusis, centraux aussi bien pour la compréhension du projet d’autonomie castoriadien que pour celle de « l’imaginaire grec »22 – et par voie de conséquence, nouvelle illustration de ce que l’un doit à l’autre. « La distinction et l’opposition entre phusis et nomos », est, nous dit Castoriadis23, l’« un des grands moments créateurs de la pensée grecque, et spécifique de cette pensée plus que tout autre » ; celle-ci qui donc distingue « l’institution/convention »24 de ce qui appartient « au monde naturel »25, qui oppose la loi de la société à celle de la nature, à la phusis comme « poussée endogène, croître spontané des choses, mais qui est en même temps générateur d’un ordre »26. Poser une pareille articulation revient déjà, selon Castoriadis, à rompre la clôture des significations instituées, ou plus exactement, à instituer une signification rendant possible une dynamique d’interrogation réflexive indéfinie, puisque une pareille conception du nomos induit une reconnaissance de l’origine sociale de ce qui fait la société, autrement dit la reconnaissance de ce que notre « nomos est notre institution, notre œuvre », et qu’à ce titre nous ne possédons pas, ni ne pouvons posséder, de règles universelles ou de « lois naturelles » sur lesquelles calquer (ou à partir desquelles nous pourrions déduire) l’institution de la société. Le lien qu’établit Castoriadis entre l’articulation nomos/phusis d’une part, et le « passage de l’hétéronomie à l’autonomie (laquelle présuppose la conscience de ce que nos lois n’ont rien de « naturelles ») »27 est donc clair : en distinguant deux termes pour signifier deux ordres distincts, que nous réunissons aujourd’hui sous celui de loi, c’est un nouveau rapport à l’Institution qui s’opère, c’est une signification imaginaire sociale qui émerge, significative entre toutes pour ce qui est de l’aspiration à l’autonomie puisque désignant les significations sociales pour ce qu’elles sont : des créations humaines collectives, sociales, et surtout – et donc – des créations sans garanties, sans nulle ressource en dehors de leur propre mise en abîme, sans autre moyen qu’une réflexivité sans terme, qu’une interrogation illimitée au sujet de ce que la collectivité sociale considère comme juste, les raisons justifiant ces considérations, et les moyens à mettre en œuvre pour les rendre effectives… Finalement, cette idée de nomos équivaut à peu près, dans la terminologie castoriadienne, à la notion même de « monde social-historique »28 et d’imaginaire social, et s’associe ainsi de manière transparente aux notions de politique et de philosophie telles que nous les avons précédemment exposé…

De nouveau, ce lien entre l’appréhension du monde social en terme de nomos d’une part et l’ouverture d’une dynamique d’interrogation collective sur la justice et la vérité d’autre part, s’exprime tout particulièrement dans le « sens tout à fait nouveau » que ce couple nomos/phusis donne, imprime à deux autres couples notionnels. Ceux-ci, concernant l’opposition entre l’être et apparaître d’une part, la vérité et l’opinion d’autre part, et qui certainement existent pour toute société et tout langage, se transformeraient et se singulariseraient donc chez les grecs de telle façon qu’il ne s’agisse plus ni de couples « contradictoires, ni même de couples d’opposées purs et simples »29… En effet, suivant l’interprétation proposée par Castoriadis, l’Être, pour les grecs (einai), « doit paraître, et le paraître [phanesthai] a un certain être » ; de même que « la vérité ne peut s’exprimer que dans la doxa », l’alèthèia dans l’opinion, Castoriadis notant, sûrement avec malice, que « même très tardivement, dans le Théétète, dialogue aporétique, la définition de l’epistèmè, du savoir assuré, de la science au sens fort du terme, est : meta logou othè doxa, une opinion droite accompagnée de logos, de raison, de raisonnement, de motivation, de la capacité de s’en expliquer »30. Or, comme nous l’annoncions, une pareille articulation linguistique et conceptuelle, pour laquelle l’opinion n’est pas nécessairement synonyme d’erreur, d’approximation, de distance au vrai, mais au contraire seul médium du vrai, mieux : seul moyen d’élaborer le vrai, de tenir quelque chose pour vrai sans pour autant tomber dans le mensonge tel que l’entend Nietzsche, et l’hétéronomie selon Castoriadis, une pareille articulation, donc, participe clairement à la formation d’une subjectivité réflexive, d’un sujet démocratique, et à la possibilité de l’essor d’un projet d’autonomie individuelle et collective… Affirmer le nomos comme ce qui concerne la doxa, et non l’épistémè, c’est affirmer d’un même geste la responsabilité (sans juge ni autre mesure que l’homme lui-même) de la collectivité instituante, l’absence de fondement ou de garant extra-social à ses décisions, à ses motifs et à ses actions, et enfin l’absence de hiérarchisation possible des individus considérés comme membres de la cité au sens fort, comme citoyens, formant ensemble (et justement du fait de leur union politique) la polis… En un mot, c’est affirmer à la fois l’auto-institution de la société et à la fois le désir, les raisons de faire de celle-ci une activité lucide, réflexive et collective, de se donner pour fin et moyen la liberté, l’autonomie, la démocratie… Ainsi, Castoriadis affirme que c’est « le terme de nomos qui donne tous son sens au terme et au projet d’autonomie »31

Pour autant, les choses ne se résument pas aussi simplement. Le nomos, aussi indéfinies que soient les formes qu’il puisse prendre au sein de la variété des cultures et des époques, et donc malgré la contingence de ses contenus32, n’en n’est pas moins consubstantiel de toute collectivité humaine, celle-ci impliquant l’institution sociale. Nous l’avons déjà évoqué : la loi et l’institution (non-nécessairement formellement explicites) sont pour Castoriadis des conditions sine qua non du mode d’être du social-historique, de même que le sont l’établissement de codes sociaux, d’une langue, de croyances de savoirs et de techniques, de modes d’organisations des relations familiales et productives, etc. – choses qui finalement sont inclus dans l’usage qu’il fait du concept d’institution… Or, que la loi, contingente en ses modes, soit nécessaire en son principe33, n’est pas sans complexifier la relation entre phusis et nomos. En effet, si la problématique de l’aliénation fut déjà l’occasion d’évoquer cette question34, il n’est pas inutile d’y revenir ici afin de préciser les paradoxes apparents soulevés au sujet de la position qu’occupe l’humain dans un tel contexte conceptuel. Si le couple de significations nomos/phusis affirme de lui-même ou comme sa conséquence la plus immédiate l’absence de « phusis du nomos »35, niant de ce fait la possibilité d’un déterminisme intégral régissant l’activité d’auto-institution de la société, et par là même caractérisant l’homme comme l’étant qui ne possède pas d’essence pré-déterminée (d‘oussia), c’est pourtant à une certaine caractérisation et spécification auxquelles l’on aboutit. Ainsi, Castoriadis admet qu’il y a bien une « normes consubstantielle à la phusis de l’homme »36, mais celle-ci consiste dans la nécessité de poser des normes, des conventions. Autrement dit, c’est parce-que l’humain et le social-historique ne sont pas intégralement déterminés par des lois naturelles qu’ils sont déterminés à créer du conventionnel, à élaborer des nomoï37.

Par ailleurs, si les collectivités humaines, les nomoï qu’elles se créent chaque fois, rendent palpable en un endroit au moins de l’univers cette dimension chaotique inhérente au cosmos, les racines héraclitéennes de cet ordre cosmique, en ce qu’elles représentent chacune un « être pour-soi » qui n’est pas naturellement déterminé, c’est néanmoins indubitablement en « s’appuyant » sur la phusis, sur la nature, que le nomos peut faire rupture avec l’ordre de la phusis – ne serait-ce qu’en tant que l’homme est aussi un corps biologique – et c’est toujours contraint par les cloisons de ses possibilités que se jouent son indétermination et sa création. Mais nous voyons alors que la phusis n’est pas véritablement elle-même le lieu de déterminismes intangibles, comme elle le deviendra au travers des conceptions qui formeront l’esprit scientifique moderne. Ainsi que nous l’avons déjà rapporté, elle est selon Castoriadis à comprendre comme « poussée endogène, croître spontané des choses […] générateur d’ordre »… La phusis est finalement réfléchit par Castoriadis conjointement à la création, puisque selon lui et ainsi que l’implique l’émergence du nomos lui-même, la nature est génératrice d’ordre : la phusis est à l’origine du cosmos et est « principe » de son altération. Mais ce n’est plus tant de l’analyse de l’imaginaire grec et de son rapport à cette notion dont il s’agit alors que de ce que Castoriadis lui-même ré-élabore à partir de celui-ci.

A l’égard de cette ré-élaboration renforçant voire établissant un lien entre auto-création et phusis, la conférence qu’il donna à Venise en 1986, publiée sous le titre de « Phusis, création, autonomie »38 est, comme l’indique d’ailleurs son intitulé, particulièrement significative. C’est alors en partant d’une confrontation à la conception aristotélicienne de la phusis qu’il en vient à l’explicitation de sa propre conception. Il dégage tout d’abord non pas une mais deux interprétations d’Aristote sur cette idée, tout en montrant en quoi loin d’être incompatibles et bien que distinguables, elles sont pensables et pensées ensemble chez celui-ci. A la première interprétation, correspondant « à l’idée qu’on se fait, en général, de la philosophie aristotélicienne comme fondamentalement téléologique »39et posant donc la nature d’une chose comme ce en vue de quoi elle est, sa phusis se liant ainsi à son télos (à sa finalité), s’ajouterait donc une seconde interprétation, que l’on oublierait « le plus souvent » – et qui intéresse particulièrement Castoriadis en ce qu’elle serait « très proche du sens populaire inscrit dans la langue grecque » définissant la phusis comme «  principe de mouvement existant dans la chose même »40. Et il remarque alors, d’une part, que s’il traduit arkhè par principe il faut tout aussi bien entendre origine, et d’autre part, que le terme de mouvement ne saurait être réduit à son sens galiléen, au mouvement local, mais s’entend chez Aristote aussi bien comme changement, inclut « la génération et la corruption, et surtout ce qu’il appelle l’alloiôsis, l’altération »41. Il faut en ce cas entendre : la phusis est principe et origine de l’altération dans la chose même ; et c’est alors que Castoriadis se permet de « transgresser »42 la formule d’Aristote proposant à partir celle-ci la sienne propre : « est phusis ce qui a en lui-même principe et origine de forme », soit : « est phusis ce qui a en lui-même principe et origine de création – puisque la seule création qui importe est celle de formes (de lois) »43. Castoriadis opère en fin de compte un assouplissement de « l’absolu[e] convergen[ce] » qu’Aristote opérait entre ses deux interprétations. En effet, dans le cadre de l’ontologie aristotélicienne, la phusis est à la fois finalité et principe d’altération, mais si les choses ont en elles-même leur fin et leur principe – qui définissent leur essence – cela ne contredit pas l’idée que cet arkhè soit prédéterminé, que les choses et leurs altérations s’orientent selon une direction prédestinée, en fonction de « ce qu’elles étaient à être ». C’est cette position d’Aristote que Castoriadis s’attèle ici à retravailler, en l’expurgeant, si l’on peut dire, de la dimension théologique de sa téléologie44. Il nous reste alors « une phusis qui est Eros, c’est-à-dire mouvement vers, poussée vers la forme, vers le pensable, vers la loi, vers l’eidos », et en cela, ce qui est de l’ordre de la phusis possède ici toujours une certaine finalité, mais celle-ci ne se rapporte plus à un moteur premier qui, in fine, l’animerait. Cette finalité, en deçà des êtres vivants, est sans autre contenu que l’organisation pour elle-même : Castoriadis, se référant toujours à Aristote pour qui la matière est « la limite du pensable […], l’indéterminé, l’informe, le chaotique », nous fait donc apparaître « la phusis […] comme la poussée-vers-le-se-donner-une-forme »45, poussée qui ne saurait alors être ramenée à un déterminisme intégral (à l’ordre d’une mathésis universelle et éternelle), certes du fait de sa confrontation à la matière, mais plus profondément, en ce qu’elle renvoie, nous l’avions dit, à l’idée création. Création pour ce qui est de toutes formes d’étants, et en deçà du vivant, création sans visée, sans modèle ni sujet… Pour ce qui concerne les vivants, Castoriadis nous dit, et dans le texte sur lequel nous nous penchons il use alors d’une référence à Kant, qu’ils sont à eux même leur propre fin : le mouvement qui les anime est celui d’une auto-organisation auto-finalisée, et s’ils appartiennent à l’ordre de la phusis, leurs tendances à la conservation et à l’altération ne répondent elles-même à aucune autre tendance prédéterminée. Au risque d’interpréter quelque-peu les propos de notre philosophe, nous pourrions dire que la phusis apparaît comme la production résultant de l’irruption du cosmos (de l’ordre, de la forme, du pensable…) au sein du chaos, mais aussi, inversement, de l’irruption du chaos au sein du cosmos. S’il en est ainsi, l’irruption du cosmos au sein du chaos attribut en partie une forme à la matière, qui toujours lui résiste ; et c’est de l’irruption du chaos au sein du cosmos que devient pensable l’existence de l’humanité et du social-historique, de l’imagination radicale et de l’imaginaire social instituant, ou pour le dire encore autrement, l’apparition d’un étant dont le mode d’être consiste en la création continuée de son propre eidos, de sa propre forme, et donc en l’institution de son nomos, qui, s’il représente aussi, à la manière de la phusis, la complexité des rapports chaos/cosmos dont émerge l’univers et les étants, n’appartient pas pour autant à son ordre, y émerge mais s’en distingue en ce que l’ordre et le monde qu’il forme, chaque fois singulier, dans et par lequel vivent les sociétés, ne s’appuie qu’à la marge sur les déterminations qui sont posées par la nature (la sienne et celle qui l’environne, sur lesquelles il s’étaye), contrairement à l’instinct dictant la manière prédéterminée dont se comporte les animaux…

En d’autres termes, et afin d’essayer de résumer notre propos, la phusis castoriadienne (« le monde naturel ») est une dynamique, principe de la création et de l’altération des choses et de leurs déterminations ; et le nomos (le « monde social »), le résultat d’une dynamique de création et d’altération du mode d’être des sociétés humaines irréductibles à la nature biologique et physique des êtres humains desquels elle provient ou à leur environnement. En ce sens, nous pouvons alors comprendre le paradoxe apparent de la position humaine, à cheval sur la phusis et le nomos : être d’imagination ne pouvant faire d’images que du monde réel, qu’à partir de lui et de préférence, puisqu’il s’agit malgré tout de survivre, sans trop contredire la cohérence propre de ce monde réel – être qui par conséquent, doit aussi se faire une image de son propre être, et qui donc, n’ayant d’autres possibilités, crée cette image presque entièrement de toutes pièces… « Il n’y a pas de phusis du nomos, en aucun sens du terme », à moins, nous dit malgré tout Castoriadis quelque page plus loin, que l’on entende « phusis de l’homme au sens de l’effectivité universelle », définissant l’homme en propre sans donner un contenu particulier prédéterminé à ses modalités d’être, si donc par phusis de l’homme on désigne l’imagination radicale de la psyché et du social-historique, soit la nécessité pour l’homme de vivre au sein d’un nomos46.

Et, dans le cadre de l’autonomie, le nomos, alors désigné comme production humaine, ni naturelle ni divine, « devient l’auto-création explicite de formes – ce qui le fait toujours apparaître à la fois comme l’opposé de la phusis, et un des aboutissements de celle-ci »47


Notes et références

1 CL2, p. 354

2 Ref. M1 

3 Auto-occultation à laquelle certaines sociétés, note Castoriadis, semblent s’être vouées – pour lesquelles le recouvrement et la dénégation de « l’Abîme/Chaos/Sans-Fond » par la position imaginaire d’une réalité entièrement sensée (finalisée, éthique…) au-delà du perceptible (et souvent du compréhensible), peut aller jusqu’au refus le plus acharné de toute valorisation de l’existence et du monde vécus, et à l’imposition d’un devoir de soumission intégrale envers le monde véritablement « réel » …

4 CL6, p ? (txt1)

5 CQFG, p. 230-231

6 CQFG, p. 230-231 ; Castoriadis commente notamment le Prométhée d’Eschyle pour illustrer le caractère transitoire du pouvoir divin, ici de Zeus…

7 CL4, p. 222

8 CL3, p. 155

9 CL3, p. 155

10 Castoriadis cite notamment le cas d’Hélène d’Euripide, CQFG, p. 225

11 CL2, p. 355 ; voir aussi CQFG, pp. 319-320

12 CL2, p. 355 ;  

13 CQFG, tome 1

14 Voir CQFG, p. 135-143

15 Sur cette notion de paedeia voir infra, partie 3

16 CL2, p. 374 ; voir aussi CQFG, p. 135

17 CQFG, p. 140 ; CL2, p. 374

18 Il s’appuie alors sur le début du stasimon (« Ouden anthrôpou deinoteron », Castoriadis s’attardant alors sur les ambiguïtés du terme Deinos, et traduisant finalement par « Rien n’est plus terrible étonnant, capable-réalisateur que l’homme », cf. CL2, p. 36), les vers 360-361 du stasimon (« pantoporos ; aporos ep’ ouden erkhetai to mellon », qu’il traduit, contre Heidegger, par « capable de marcher partout, de traverser tout, de trouver des réponse à tout ; il n’avance vers rien de ce qui est à venir sans avoir quelque ressource » cf. p. 20), ou encore le vers 354 ou apparaît le terme edidaxato, « il s’est enseigné », cf. p. 37.

19 CL2, p. 355 : « l’ordre du monde n’a pas de « sens » pour l’homme : il dicte l’aveugle nécessité de la genèse et de la naissance, d’une part, de la corruption et de la catastrophe – de la mort des formes – de l’autre »

20 CL2, p. 374

21 Ce qui est à rapporté à l’idée de la tragédie comme institution de l’autolimitation, sur laquelle nous reviendrons.

22 Ref MI : p. 28-29

23 Phusis, création, autonomie ; in CL5, p. 236

24 CL6, p. 119 ; CL5, p. 237 : « Nomos : le mot, traduit d’ordinaire par « loi », signifie à l’origine le partage, la loi du partage, donc l’institution, donc l’usage (les us et coutumes), donc la convention, et à la limite, la pure et simple convention »

25 SV, p. 371

26 CL5, p. 237

27 SV, p. 371

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Ibid. ; Castoriadis se référe ici à Théétète, 208b8, et aussi 201c8, 206c4, 206c8

31 CL5, p.237

32 Sous réserve, bien entendu, d’un étayage suffisamment adéquat sur le monde exterieur; voir MI

33 Castoriadis décrit ainsi les lois et institutions comme appartenant à une « méta-contingence » et « méta-nécessité ».

34 Ref MI p. 28-29

35 Voir par exemple : CL5, p. 27

36 CL5, p. 119

37 CL5, p. 27

38 CL5, p. 236-250

39 CL5, p. 238 ; Interprétation dont Castoriadis estime qu’elle « n’est pas fausse mais simplement simplifiante et « harmonisante »  précisant : « Toute chose est insérée dans une chaîne immense de moyens et de fins, elle est toujours fin d’une chose inférieure et moyen – condition – d’une chose supérieure en être et en valeur, jusqu’à une limite suprême », le dieu d’Aristote, « premier moteur »…

40 CL5, p. 238 ; Castoriadis se réfère et traduit alors la Métaphysique, 1070a 7. Il cite : « la phusis est principe dans la chose même » (arkhè en auto) »; et encore, Physique, B, 192b 21 : «  la phusis «  est l’essence des choses qui ont en elles-mêmes, en tant que telles, principe de mouvement (archèn kinéséos) »

41 CL5, p. 240

42 CL5, p. 241 ; transgression, et non pas « « nouvelle lecture » d’Aristote, comme le dirait le jargon à la fois prétentieux et pusillanime d’aujourd’hui », puisqu’il s’agit de penser « nous même à partir de l’immense questionnement que nous ouvre l’oeuvre du philosophe et en en transgressant sciemment les limites ».

43 CL5, p. 241

44 CL5, p. 239 : « Laissons de côté les « hiérarchies » ; dégageons cette pensée de toutes les scories que la théologie, notamment chrétienne, a accumulées sur elle. Ouvrons, comme on dirait en topologie, cet ensemble, dé-complétons-le, enlevons ce point-limite qu’est le dieu aristotélicien. » (souligné par l’auteur)

45 CL5, p. 239

46 CL5, p. 28 ; Il y a bien en un certain sens une « nature humaine » pour Castoriadis, l’homme n’étant pas pensé comme absoluement indéterminé, puisqu’il « appartient à cette phusis de l’homme de créer des normes, comme de créer des significations.

47 CL5, p. 247


Cet article appartient à la troisième partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, concernant les questions de la justice, de la vérité, et du rapport de Castoriadis à la rupture de la cloture opérée par les grecs, comporte les articles :

 

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