bureaucratie

Castoriadis – L’autogestion de la production… et de la société

Au-delà de l’aliénation que représenterait la domination de la pseudo-rationalité économique sur le débat politique, et que Castoriadis dénonce comme telle en faveur d’une publicité réelle de la sphère politique et de ce qui la concerne, le projet d’autonomie, en tant que projet d’abolition de toutes dominations instituées de certains groupes ou classes de la société, ne consiste pas seulement à dénoncer le caractère idéologique d’une économie prétendument rationnelle, mais encore et surtout à exiger l’autonomie individuelle et collective y compris au sein de la sphère privée/publique en tant que telle – soit à revendiquer l’autogestion de la production. En d’autres termes, l’exigence de liberté que formule Castoriadis n’est pas restreinte au domaine strictement politique ; ce n’est pas qu’en tant que citoyens que les individus doivent être libres et égaux, mais encore en tant que travailleurs. C’est là l’une des créations sociale-historique du mouvement ouvrier qui inspira largement Castoriadis – et c’est dans ce cadre-ci, plutôt que dans celui de l’analyse de la polis athénienne, qu’il formula tout d’abord sa conception de la liberté et de l’égalité. (suite…)

Castoriadis – La démocratie contre l’Etat…

L’exigence d’un contenu concret, social, à la notion de liberté – exigence qui conduirait donc à celle d’une égalité elle aussi concrète des citoyens sur la scène politique – ne s’inspire pas de l’exemple grec uniquement afin de pourfendre l’idée de représentation politique, mais en tant que projet d’abolition de toutes hiérarchies politiques pérennes, implique pour Castoriadis une opposition tout aussi franche vis-à-vis de ce qui est aujourd’hui le corollaire direct du système représentatif : l’État. S‘il peut alors paraître se rapprocher des critiques formulées par les mouvements anarchistes, qui bien avant lui développèrent des analyses fustigeant aussi bien la représentation politique que l’État, il faut cependant noter que cette position s’appuie ici avant tout sur l’idée que ce dernier n’est pas l’unique forme institutionnelle de pouvoir explicite envisageable, et non pas sur le refus de toute institution du pouvoir politique explicite… C’est en tant « [qu’]appareil bureaucratique hiérarchiquement organisé, séparé de la société et la dominant »1 que le projet d’autonomie s’oppose à la forme étatique du pouvoir politique, et non pas, bien entendu, simplement en tant que pouvoir politique. Là encore, contre ceux qui envisagent la liberté uniquement sous l’angle de la protection vis-à-vis d’un pouvoir politique séparé, et qui de ce fait perçoivent l’État tel un mal nécessaire dont il faut encadrer les prérogatives, Castoriadis rappelle qu’il n’y avait pas plus d’État chez les grecs qu’il n’y avait de représentants ou de politiciens experts2… « L’idée d’un « État », c’est-à-dire d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompréhensible pour les Grecs », ce qui ne signifie pas que la « communauté politique » des athéniens telle qu’en rend compte Castoriadis ne possède qu’une « réalité concrète, « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour », et non pas une « existence propre ». Simplement, celle-ci ne prend pas la forme d’un corps politique séparé, et l’opposition ne se joue donc pas « entre un État et une population », mais entre « le corps constitué permanent des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant, de l’autre. »3 Ainsi, la polis aurait peu à voir avec ce que nous entendons sous le terme d’État, puisqu’au lieu de désigner une sphère de pouvoir faisant face à la population, elle serait au contraire « la communauté des citoyens libres »4 elle-même. Ni ville, ni territoire à proprement parler, Castoriadis affirme, se référant notamment à Thucydide, que « la polis, ce sont les citoyens »5

Loin de conforter le système « démocratique » actuel, le projet d’autonomie castoriadien propose donc, à travers une élucidation des notions de démocratie, de politique et de liberté inspirées du mouvement démocratique athénien, une vision sévèrement critique envers les institutions politiques contemporaines, considérées comme antinomiques d’une véritable souveraineté populaire en ce que ceux-là même que l’on persiste à désigner comme « citoyens » apparaissent finalement comme ne détenant aucun pouvoir politique réel, ne participant qu’en tant que spectateur au pouvoir instituant, qui lui s’organise au sein d’un appareil bureaucratique séparé (l’État) et par l’activité d’une classe concrétisant l’assujettissement de la politique à un savoir (ceux qui savent ce que veut le peuple – les représentants politiques – s’arrangeant avec ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne pas faire en vue du « véritable » intérêt général – les experts, aujourd’hui principalement économistes, d’après Castoriadis), ce qui de fait revient à une division de la société entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés, dirigeants et exécutants, et donc à une société hétéronome6

Notes et références

1 CL4, p. 268 : « Il peut y avoir, il y a eu, et nous espérons qu’il y aura de nouveau, des sociétés sans État, à savoir sans appareil bureaucratique hiérarchiquement organisé, séparé de la société et la dominant. L’Etat est une création historique [ …]. Une société sans un tel État est possible, concevable, souhaitable. Mais une société sans institutions explicites de pouvoir est une absurdité, dans laquelle sont tombés aussi bien Marx que l’anarchisme » ; voir aussi CL6, p. 114

2 CL3, p. 152 : « « L’État est une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation […] Je propose pour ma part que l’on réserve le terme d’Etat aux cas où celui-ci est institué comme Appareil d’État, ce qui implique une « bureaucratie » séparée, civile, cléricale ou militaire, fût-elle rudimentaire, à savoir une organisation hiérarchique avec délimitation des régions de compétence. Cette définition couvre l’immense majorité des organisations étatiques connues et ne laisse, sur ses frontières, que de rares cas sur lesquels peuvent s’acharner ceux qui oublient que toute définition dans le domaine social-historique ne vaut que ô epi to polu, pour la grande majorité des cas, comme aurait dit Aristote. En ce sens, la polis démocratique grecque n’est pas un « Etat », si l’on considère que le pouvoir explicite – la position du nomos, la diké et le télos – appartient à tout le corps des citoyens. »

3 CL2, p. 364

4 CQFG, p. 55

5 CQFG, p. 54 ; Il cite Thucydide (VII, 77) : « car ce sont les hommes qui font une cité et non des remparts et des navires vides de troupes » (trad. D. Roussel)

6 Nous pourrions ici rapprocher la position de Castoriadis à celle de Miguel Abensour, qui dans son ouvrage « La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavelien » récuse la complémentarité État/démocratie comme une mystification, associant au contraire État et domination, et lui opposant la démocratie comme institution déterminée d’un espace conflictuel… Néanmoins, cet espace conflictuel est encore largement rapporté à la lutte contre la forme étatique, la démocratie n’apparaissant ainsi pas tant comme un régime social et politique ayant aboli l’État que comme le mouvement, la lutte contre celui-ci…

Cet article appartient à la quatrième partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, « Le projet d’autonomie, vers une démocratie radicale », comporte les articles :