Castoriadis – Imagination et psyché humaine

Tout comme les autres vivants, l’être humain est pour Castoriadis à l’origine de son monde-propre : l’imagination de la psyché humaine est elle aussi « spontanéité imageante »1, faculté de former et d’organiser une représentation du monde orientée selon sa visée propre… Néanmoins, à la différence des autres espèces, l’imagination humaine se caractérise selon Castoriadis comme « a-fonctionnel », suite à son « développement monstrueux »2, et en ce sens, l’humain représente pour lui une « rupture dans l’évolution psychique du monde animal ». Cette rupture correspond à une autonomisation de l’imagination par rapport à « son substrat biologique », la psyché humaine n’étant plus uniquement dévolue à la conservation et à la reproduction. Cela est particulièrement manifeste en ce qui concerne la sexualité humaine, elle même en grande partie déliée d’une régulation purement instinctuelle, pouvant même être investie de manière négative (dans la limite, bien évidement, d’une reproduction suffisante de l’espèce).

Plus globalement, l’homme a presque partout et toujours été capable de sacrifier sa vie au nom de tel dieu ou de telle cause, témoignant par là d’un autre caractère de l’imagination humaine, directement lié à son autonomisation : la « domination du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe »3, autrement dit, la possibilité pour l’homme de souffrir ou de s’interdire certains plaisirs (« d’organes ») volontairement en vue de défendre une certaine idée ; mais aussi (et peut-être surtout) la possibilité d’éprouver du plaisir en dehors de toute satisfaction strictement instinctuelle. Ces idées, comme l’honneur, la patrie, le Bien, l’existence des elfes ou encore la liberté, qui forment donc des représentations particulières renvoyant aussi bien au monde qu’aux hommes en général et à l’individu particulier pour qui elles font sens, de par leurs diversités aisément constatables au cours de l’Histoire de l’humanité, semblent confirmer que l’imagination humaine n’est ni déterminée fonctionnellement par son organisation neuro-biologique, ni non plus déterminée dans la manière dont elle va donner sens, au-delà du plaisir d’organes, au monde et à l’existence. Ainsi, d’une part l’homme est capable de faire « prévaloir la préservation de l’image de soi » sur celle de son « être réel »4 du fait de cette domination du plaisir de représentation, et d’autre part, cette image de soi, de même que toutes autres représentations et valeurs qui leurs sont affectées, varient considérablement selon l’individu, la société ou encore l’époque considérée, et apparaissent donc comme essentiellement indéterminées.

Pour autant, il ne s’agit pas ici d’affirmer promptement que les humains ne possèdent pas de « plaisirs d’organes », ou que ceux-ci n’influenceraient en rien nos comportements, mais de reconnaître que pour la psyché humaine ils doivent être et sont effectivement « doublés de représentations », d’un plaisir de représentations, qui prédominera alors5.

Ainsi, l’imagination radicale de l’être humain est selon Castoriadis « puissance créatrice a-fonctionnelle » « autonomisée », et à ce titre, est comprise comme étant à la base de la capacité humaine de symbolisation : « non pas la capacité de voir des « images » […] mais la capacité de poser ce qui n’est pas, de voir dans quelque chose ce qui n’y est pas »6, ou dit autrement, «  faculté du quid pro quo »7, sans laquelle les mysticismes en tout genre, mais aussi tout langage seraient incompréhensibles, et à vrai dire impossibles.

Dans cette analyse de la singularité de la psyché humaine, Castoriadis s’est fortement appuyé sur les apports de la théorie psychanalytique, principalement Freudienne. L’indétermination du fonctionnement de la psyché – sa non-réductibilité aux schèmes de la logique traditionnelle, « identitaire » – apparaît selon lui clairement comme l’une des conséquences les plus importantes de l’approche psychologique, quand bien même il reprochera à Freud d’avoir visé malgré cela une méthode scientifique d’analyse8. Le rêve, et les autres manifestations de l’inconscient dans le fonctionnement de notre psyché, supposent une dimension chaotique de l’imagination humaine, qui n’est donc pas explicable de part en part, théorisable ou réductible à un ordre causal déterminé une fois pour toute9. Il reprend dans cette perspective la réflexion de Freud selon laquelle  l’inconscient ignore le temps et la contradiction – les situations phantasmées pendant le sommeil illustrant la possibilité pour l’inconscient d’ignorer toutes les règles logiques, la psyché pouvant alors identifier des individus alternativement ou simultanément comme différentes personnes, ou confondre littéralement plusieurs lieux, etc.10

Castoriadis approfondit cette approche psychologique d’élucidation de la spécificité humaine en réfléchissant le statut de la psyché à son commencement, pendant les premiers mois de la vie, et propose alors une conception au premier abord similaire à celles d’autres psychologues, notamment de Donald Winnicott ou de Mélanie Klein, pour qui l’individuation de la psyché n’est pas originelle mais résulte du contact à d’autres individus (mère ou tuteur…). Castoriadis recours à la notion de « monade psychique originaire »11 pour désigner l’état pré-individuel de la psyché, et il la caractérise comme close sur elle-même, c’est à dire telle que ne reconnaissant pas le monde comme une réalité extérieure, identifiant ainsi Soi et Tout – ce qui renvoie assez directement, sans pourtant s’y réduire, à la thématiques du narcissisme primaire12. La monade psychique (originaire) est donc en elle-même inapte à la survie, et nécessite de ce fait la rupture de son isolement pour que commence la distinction entre soi et son désir d’une part, et le monde extérieur, dont les individus qui l’entourent et leurs désirs propres, d’autre part. Cela signifie que l’individualisation ne peut s’effectuer que moyennant une certaine violence exercée à l’encontre de la clôture monadique de la psyché, bien que celle-ci se fasse comme naturellement par la confrontation à la non immédiateté de la satisfaction de ses désirs, notamment par l’inaccessibilité régulière du sein maternel13, ou encore par la présence du père qui conduit le nourrisson à considérer sa mère comme individu indépendant ayant des désirs propres et parfois en contradictions avec les siens… Néanmoins, cette rupture n’abolit pas pour Castoriadis toute influence de la monade, et l’instauration d’une séparation entre soi et le monde ne résorbera pas entièrement, loin de là, « la tendance vers l’unification, le règne, immédiat ou médiat, du principe de plaisir, la toute puissance magique de la pensée, l’exigence du sens »14, tout au long de la vie des individus…

Mais au-delà de cette conception particulière concernant la dimension monadique originaire de la psyché, l’enjeu pour Castoriadis est avant tout de mettre en exergue la « stratification » de la psyché humaine, désignant par là l’existence de « conflits infra-psychiques », d’une « pluralité de la psyché » renvoyant directement à une « histoire psychique » – de laquelle il ne saurait être question pour l’animal dont l’imagination fonctionnalisée ne présenterait pas de conflictualité entre différentes instances15.

Nous voyons donc que Castoriadis pose la spécificité de l’imaginaire radical humain comme ce qui permet de le distinguer du vivant en général, mais aussi de l’animal. Cette imagination est spécifique pour plusieurs raisons, que nous avons évoquées : sa dé-fonctionnalisation, son autonomisation et sa stratification – ce qui chaque fois renvoie à l’indétermination de son activité comme spontanéité créatrice inscrite dans une historicité singulière. Et si cet aspect de la réflexion castoriadienne nous intéresse ici, c’est encore une fois du fait que ce statut particulier de l’imagination humaine renvoi directement à la possibilité (effectivement réalisé) d’un imaginaire hétéronome d’une part, et d’une liberté humaine d’autre part16.

Toutefois, il est certain que si la création de significations et de représentations particulières du monde ne répond pas à une logique de part en part « identitaire », elle ne peut pas non plus se faire de manière absolument arbitraire, mais est ici encore contrainte par la phénoménalité du réel et des besoins biologiques, ce qui revient à dire qu’elle est obligée – sous menace de disparition – de représenter le monde de manière suffisamment adéquate quant à la production de comportements permettant la survie et la perpétuation de l’espèce17. De même, ce n’est pas parce que l’imagination radicale est en partie indéterminée qu’elle est purement a-logique ou irrationnelle, puisque la survie effective de l’espèce implique une logique suffisante à même de donner une cohérence au monde et ainsi permettre une certaine maîtrise sur celui-ci. Nous approchons ici du point de rupture entre les conceptions freudienne et castoriadienne de la psyché, Castoriadis reprochant à son prédécesseur de ne pas pouvoir parvenir à expliquer convenablement l’origine des représentations de la psyché humaine en ce qu’il ignore la dimension sociale pourtant essentielle de la formation de l’individu, de ses représentations, désirs et affects. C’est sur ce point que Castoriadis estime qu’il faut compléter et dépasser la théorie de Freud, et plus globalement la majorité des courants de la psychologie. En effet, la société a selon lui un rôle essentiel, et par conséquent inéludable, pour rendre compte des comportements et manières de penser des individus.


Notes et références

1 Sujet et Vérité…, , p.80

2 Les carrefours … t.5, loc. cit.

3 Les carrefours … t.5, loc. cit. ;

4 Sujet et Vérité…, , p.87

5 Les carrefours … t.5, , p.36 ; voir aussi les développement sur la conception freudienne de la « délégation de la pulsion dans la représentation » : notamment Ibid. p.302-304

6 N. Poirier, Castoriadis – L’imaginaire radical, , p.132

7 Les carrefours …, t.3, , p.251, Sur la sublimation, voir notamment : L’institution…, p.454-466

8 Voir notamment L’institution, , p.411 ; Les carrefours… t.5, , p.172 ; Les carrefours…, t.1,  p.34; Castoriadis note que Freud ne reviendra sur cette idée, concernant la possibilité de faire de la psychanalyse une science rigoureuse, qu’à la fin de sa vie.

9 Voir : Les carrefours… t.5, , p.175 (Psychanalyse et philosophie) , et p295, 296 (Imagination, imaginaire, réflexion)

10 Au sujet du rêve, voir: L’institution, , p.402-404

11 Ibid. p.429-436

12 L’institution, , p. 428-429  :  « Toute l’ “énergie psychique” du sujet ne peut investir rien d’autre, à cette étape [celle du nouveau né], que ce “soi-tout” qu’est le sujet, elle ne peut être que libido narcissique primaire absolue, ou mieux, libido “autistique” – c’est-à-dire excluant l’élément réfléchi impliqué dans le narcissisme, fut-il “primaire”. »

13 L’institution, , p.441-442

14 L’institution…, , p.440

15 Les carrefours … t.3, , p.253-255

16 En effet, sans l’hypothèse d’une imagination en partie indéterminé, donc d’une « plasticité » de la psyché humaine et d’une « labilité » de ses investissements psychiques, la possibilité d’une réflexion des individus, d’une prise de distance vis-à-vis des significations sociales, resterait pour Castoriadis impensable, et par conséquent l’hétéronomie telle qu’il la définit serait le mode d’être indépassable de l’imaginaire (individuel et social)

17 L’institution, , p338 ; p.423-424…


 

Cet article appartient à la première partie de la série « Introduction à la pensée de C. Castoriadis ». Cette partie, concernant « L’imaginaire radical : Vie, psyché, individu et imaginaire social », comporte les articles : L’imagination du vivantImagination et psyché humaineSocialisation de la psyché et sublimation: la fabrication de l’individu par la société.L’imaginaire social ou la création d’un monde commun de significationsLe social-historique, ou la société comme auto-création et auto-altération

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